[Prix du livre SPDS 2023-2024] Compte rendu de lecture 1 : Géopolitique des puissances maritimes

Compte rendu 1 : Géopolitique des puissances maritimes 

Officier de réserve au sein de la Marine nationale et agrégé d’Histoire, Pierre Royer est enseignant en lycée et en classes préparatoires dans le groupe Ipesup-Prépasup à Paris. Ses recherches portent sur les enjeux géostratégiques liés au milieu maritime, autour  desquels s’articulent ses contributions àplusieurs revues géopolitiques, dont Hérodote et Conflits. Au sein de la collection “Major”, Pierre Royer a en particulier participé à la rédaction du Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, publié en 2011 aux  Presses Universitaires de France (PUF).

Ce spécialiste des questions maritimes est auteur de Géopolitique des mers et des océans : Qui tient la mer tient le monde (2012, PUF), ouvrage pour lequel il s’est vu décerner le prix Antéios du Premier essai de géopolitique. Dico Atlas des mers et des océanslui a valu pour sa part le titre de co-lauréat du prix Eric Tabarly.          

Par son récent ouvrage, Géopolitique des puissances maritimes, paru en 2023 aux éditions La Découverte, Pierre Royer offre au lecteur un plaidoyer tant informé que passionné pour la reconnaissance des espaces maritimes comme centres névralgiques du XXIe siècle, foyers de création de richesses, espaces de projection des forces mais également comme essentiels à  la transition écologique. 

Vecteur du hard power, foyer de conflits de haute intensité et espace central dans la régulation climatique : l’Océan est au coeur de l’avenir du XXIe siècle   

Publié un an après l’invasion russe de l’Ukraine et dans le contexte de la recrudescence des tensions en mer de Chine méridionale, Géopolitique des puissances maritimes revient sur l’histoire de l’humanité ainsi que sur les dynamiques déterminant les équilibres entre puissances à l’aune de la compétition pour la maîtrise des espaces maritimes. Cette dernière est articulée tout au long de l’ouvrage selon une double logique, économique et militaire, et se matérialise aussi bien à travers l’évolution des échanges commerciaux  qu’à travers l’éclatement de conflits locaux et internationaux. 

En quatre macro-chapitres thématiques, le livre de Pierre Royer étaye les processus à travers lesquels les espaces maritimes, au fil de l’histoire humaine, ont participé à la globalisation et la libéralisation des économies mais également à l’émergenceet au renforcement des puissances géopolitiques. 

Pierre Royer propose une  mise en perspective historique des  moyens et des ambitions des puissances maritimes ainsi que du rapport qu’entretient l’Homme aux mers et aux océans. Selon l’auteur, ces espaces sont autant porteurs de conflits que d’opportunités, par exemple en permettant de mettre l’inventivité technologique au service de la protection du climat. Pierre Royer nous montre finalement que les mers constituent le coeur de notre destin collectif, qu’il s’agisse du progrès ou des conflits dont elles sont l’origine ou l’objet.  

La mer, prisme d’analyse des conflits entre puissances et des processus économiques dans l’Histoire

L’argumentation de l’auteur est construite en trois temps. La première partie consiste en une généalogie de la maîtrise des eaux dans la construction de la puissance politique. 

La réflexion de Royer s’ouvre par une lecture historique de la mondialisation du point de vue maritime. D’après le spécialiste, ce prisme permet de voir que l’histoire mondiale est caractérisée par uneouverture commerciale et une libéralisation du système économique de manière croissante, sous l’impulsion des puissances maritimes. À cette occasion, l’auteur introduit le concept clé de son ouvrage : la thalassocratie, qui un “État dont la prospérité et la puissance proviennent principalement des activités maritimes – pêche, commerce, marine de guerre”.Le Royaume Uni en serait la dernière incarnation authentique etles États-Unis en seraient l’incarnation contemporaine à travers leur domination incontestée des espaces maritimes .  L’auteur nous fait voyager à travers le temps et traverser les mers. L’Antiquité voit les espaces maritimes généralement associés à des menaces. Seules la Méditerranée ou la mer de Chine, étriquées, connaissent des flux maritimes trèsintenses. C’est également dans ces mers que l’on constate les premiers grands affrontements. Si les conflits, tout au long de l’Antiquité et du Moyen Âge, sont remportés principalement par des puissances terrestres, la maîtrise des mers est cependant nécessaire à celles-ci pour vaincre. À partir du XVème siècle, les explorations maritimes européennes sont à l’origine du développement de la “culture de la mondialisation” et de l’imposition de la liberté de circulation en mer. Le conflit entre puissances maritimes et puissances terrestres reste, comme par le passé, un prisme structurant du XXe siècle, à l’aune duquel l’auteur propose une interprétation des deux conflits mondiaux et de la Guerre Froide.  

Pour Pierre Royer, la réflexion géopolitique a commencé à se développer avec l’entrée dans l’âge des thalassocraties, période à partir de laquelle la puissance se construit principalement autour du contrôle des mers. Le lien entre explorations et maîtrise des mers d’un côté, et naissance et essor du capitalisme de l’autre, est au cœur de la deuxième phase de la mise en perspective historique. Les puissances maritimes, Royaume-Uni en tête, construisent leur domination autour de l’alliance entre intérêts privés et puissance publique, et encouragent le commerce au-delà des frontières nationales. 

Limites de la dissuasion nucléaire et facteurs de survie d’un thalassokrator: la composante militaire de la puissance maritime 

Dans un deuxième temps, l’auteur s’intéresse de façon spécifique à la projection de puissance dans les mers par la force militaire. Ce chapitre extrêmement technique et pointu est un inventaire des navires majeurs dans le contexte contemporain, de leurs capacités et de leurs faiblesses. Contrairement à l’opinion de certains experts, pour lesquels la mise au point des missiles antinavires supersoniques russes et chinois assignerait les porte-avions au passé, Pierre Royer en défend le rôle toujours essentiel au sein des marines de guerre des grandes puissances. À côté de ce capital ship à la forte valeur historique, une analyse approfondie est consacrée à deux innovations au sein du domaine naval : le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) et le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE). De par la chaudière nucléaire qui lui fournit directement son énergie, le premier est apprécié pour sa discrétion et employé ainsi  dans des opérations de déplacement de forces spéciales ou en tant que guide d’une frappe aérienne. Tout autant discret malgré un volume total bien plus important(car capable de stocker et transporter plusieurs missiles intercontinentaux à têtes nucléaires), le SNLE et son emploi conduisent l’auteur à s’interroger sur le thème récurrent de la dissuasion. L’évaluation scrupuleuse des capacités de destruction de ces armes nucléaires, infiniment supérieures à celles des bombes tombées sur Hiroshima et Nagasaki, est accompagnée de l’expression du souhait que le “complexe de dissuasion” continue d’être pensé pour le “non-emploi”.  

Dans ce contexte, les États-Unis restent le thalassokrator, le maître incontestable des mers et des océans, même si l’apparition de quelques difficultés inédites, accompagnées de l’essor de la marine chinoise, peuvent conduire à s’interroger sur le caractère nécessairement éphémère de toute domination. La complexification des navires, tout comme l’automatisation et l’informatisation des systèmes d’armes, expliquent non seulement la place prééminente des avancées technologiques mais également l’inertie jouant en la faveur de l’acteur hégémonique en place. Face à la posture agressive de Pékin, l’auteur souligne enfin, dans sa revue des capacités navales sur les cinq continents, les progrès et l’ambition de la Corée du Sud, du Japon et de l’Inde.                     

Le Pacifique, berceau du destin de l’humanité 

La dernière partie de Géopolitique des puissances maritimes présente un diagnostic complet des principaux défis et sources de conflictualités associés aux différents espaces maritimes globaux. L’intérêt porté pour la relation entre ceux-ci, les changements climatiques en acte comme les mesures censées les endiguer ont une place prépondérante dans le récit. La fonte des glaces menace d’exacerber les tensions pour l’appropriation des ressources naturelles autant qu’elle ouvre de voies maritimes inédites qui se convertissent en nouveaux terrains d’affrontement. Pierre Royer esquisse par ailleurs un scénario du futur dans lequel les guerres pourraient avoir lieu dans les espaces sous-marins par où transitent les câbles assurant les communications numériques”.  

Tout en insistant sur le poids stratégique de chacun des autres océans, l’auteur souligne particulièrement le rôle névralgique pour l’avenir de l’humanité ainsi que le  dynamisme du Pacifique, dont il met en exergue la singulière “schizophrénie géopolitique”. D’un point de vue économique, la Chine est l’acteur maître des échanges, grâce à plusieurs accords commerciaux multilatéraux se caractérisant par l’absence d’engagement “qualitatif” en contrepartie ; elle est également premier partenaire des trois principales économies d’Amérique du Sud : le Brésil, l’Argentine et le Pérou. Cependant, d’une perspective géopolitique, sa puissance multidimensionnelle autant que son régime politique et sa posture assertive, constituent des facteurs conduisant ses voisins à essayer d’en contrer les ambitions par la voie d’alliances dominées par les États-Unis, et par le renforcement de leurs arsenaux. L’Inde est aux yeux de Pierre Royer l’illustration emblématique de cet “écartèlement entre géoéconomie et géopolitique” dont le Pacifique est atteint.  

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Notre Avis

Géopolitique des puissances maritimes de Pierre Royer est un essai richement documenté autour de l’importance stratégique des eaux dans la construction et l’exercice de la puissance à travers les siècles. En ouvrant chaque chapitre avec une citation issue de l’univers artistique, l’auteur guide le lecteur dans un voyage habilement orchestré entre passé, présent et futur. Au fil de celui-ci, la contextualisation historique exhaustive de la place des espaces maritimes dans les considérations stratégiques des puissances du passé nourrit habilement la projection dans les scénarios économiques, belliqueux et climatiques du futur. 

L’ouvrage offre une perspective originale plaçant la maîtrise des océans au cœur de la généalogie de la réflexion géopolitique contemporaine. En ce qu’elle traverse les époques et les  thématiques, tels que les grandes explorations européennes, la colonisation, le capitalisme, la mondialisation l’oeuvre de Royer nous a paru constituer un très bon ouvrage de synthèse , destiné sans doute de préférence aux néophytes des enjeux maritimes souhaitant acquérir une vision d’ensemble . Au sein du domaine des relations internationales, Géopolitique des puissances maritimes fait davantage état des débats actuels autour des principaux foyers de tensions potentiellement explosifs plutôt que ne présente de nouveaux éclairages ou une forme d’analyse critique. 

En ce sens, la contribution la plus intéressante du livre est son analyse des capacités des arsenaux militaires maritimes contemporains à l’aune des innovations les plus récentes, ainsi que leurs implications sur l’avenir du système de dissuasion. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’analogie entre les espaces maritimes et numériques, construite sur les idées de liberté et de progrès technologique. 

En matière de politiques publiques et d’orientations stratégiques. la réflexion de Royer autour du dilemme existentiel, stratégique et budgétaire auquel sont confrontés la France et le Royaume-Uni, d’anciens maîtres des équilibres géopolitiques en quête d’une nouvelle place comme puissances moyennes, a un intérêt non négligeable. Le plaidoyer pour un rôle français plus actif dans le Pacifique est en ce sens également adressé aux décideurs publics de l’Hexagone. 

Enfin, profondément ancré dans une réflexion contemporaine, le texte trace tout au long des pages un lien qui mériterait sans doute d’être plus exploré entre les océans et le dérèglement climatique. Convaincu du potentiel et de la capacité des espaces maritimes à pousser l’humanité à dépasser les limites qu’elle s’était fixées, l’auteur avance l’hypothèse selon laquelle mers et océans seront cruciaux dans l’élaboration de solutions à la crise environnementale. 

 

Emma JOYEUX

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