[Prix du livre SPDS 2023-2024] Compte rendu de lecture 2 : Géopolitique des mers

Compte rendu de lecture 2 : Géopolitique des mers – Gouverner l’autre partie du monde

Diplômé de Sciences Po Paris et de l’Université de Saint-Gall (Suisse) et ancien élève de l’ENA, Maxence Brischoux travaille actuellement sur les enjeux spatiaux au ministère de l’Économie et des Finances. Il a auparavant occupé des fonctions à la Direction générale du Trésor, au cabinet du ministre des Affaires étrangères et dans l’industrie de défense. En parallèle, il est chercheur associé au Centre Thucydide et enseignant à Paris II Panthéon-Assas. Ses travaux sont consacrés à l’économie politique internationale et à l’épistémologie des relations internationales. Il a par ailleurs publié le livre Le Commerce et la Force en 2021 aux éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Liberté de l’Esprit ». Lauréat du prix de philosophie politique Émile Perreau-Saussine en 2022, Maxence Brischoux y propose une analyse du nouvel ordre commercial international. Géopolitique des Mers, paru en 2023 aux éditions PUF dans la collection « Géopolitiques », constitue son dernier ouvrage en date.

« Du règne de l’illimité à celui des limites »

Elles recouvrent 72% de notre planète, concentrent 90% des flux commerciaux et supportent 98% du trafic internet grâce aux câbles sous-marins : les mers sont indéniablement au cœur des enjeux contemporains. Dans Géopolitique des mers, Maxence Brischoux identifie quatre tendances majeures : la rivalité stratégique entre grandes puissances ; la bascule vers le Pacifique – alors que les pouvoirs étaient historiquement concentrés en Méditerranée puis dans l’espace Atlantique ; l’accélération de l’emprise humaine sur les mers, expression de la logique d’expansion du capitalisme et enfin, la lutte contre le réchauffement climatique. Pourtant, l’espace maritime est encore le seul à échapper aux logiques de frontières et de souveraineté, comme le dispose la Convention de Montego Bay de 1994. L’impératif d’un gouvernement des mers s’impose alors pour obvier à leur transformation en un champ de confrontations et les protéger des activités humaines. Ici réside la thèse de cet essai, dans lequel l’auteur soutient que les océans « doivent passer du règne de l’illimité à celui des limites ».

Pour une analyse propre aux caractéristiques du milieu

Pour prétendre gouverner cette « autre partie du monde », encore faut-il saisir ses caractéristiques propres et les usages qui en découlent. Dans une première partie, M. Brischoux s’attache ainsi à expliciter ce qui distingue le milieu marin de son pendant terrestre et invite le lecteur à dépasser les cadres d’analyse inadaptés à cet espace. En s’appuyant sur la réflexion de Carl Schmitt dans Le Nomos de la Terre, il démontre comment la mer, par son caractère impermanent – conséquence de son hostilité – et fluide, rend caduques certaines catégories de la science politique. De la même façon, l’unicité et la globalité des mers, qui en font un lieu où s’expriment au plus haut point les dynamiques de pouvoir, entrent en contradiction avec les concepts de la stratégie terrestre. La mer ne peut être « conquise », mais seulement « contrôlée » : les objectifs des marines militaires sont donc incertains, indéfinis et indéterminés. Il revient enfin sur l’incidence de ces caractéristiques sur l’organisation des sociétés humaines et remet en cause l’existence d’un quelconque « déterminisme géographique ». En posant ce cadre conceptuel, Maxence Brischoux offre un regard éclairant sur la stratégie employée par la Chine, acteur qui ne cesse de démontrer sa capacité à se déployer dans ce milieu, alors même que ses dirigeants avaient autrefois décidé de s’en détourner.

De l’anthropisation de l’espace maritime

Dans un second temps, l’auteur montre que si la distinction entre terre et mer reste fondamentale, celle-ci tend à s’effacer et à laisser place à une double tendance : la territorialisation des mers et la maritimisation des sociétés. En retraçant le développement des techniques comme la motorisation, la cartographie, le satellite ou encore le sous-marin, Géopolitique des mers rend compte de l’évolution des pratiques humaines et du rapport entretenu à la mer. Avec elles s’est ouvert une ère d’anthropisation de l’espace maritime. Au-delà de ce constat, il souligne ensuite la logique capitaliste prévalant derrière la volonté de maîtriser et exploiter les mers. M. Brischoux se penche sur le transport maritime contemporain, qu’il érige en « figure de proue du capitalisme », en ce qu’il se caractérise par des phénomènes de massification, de standardisation, de spécialisation et de sous-réglementation. Face à cette expansion des activités humaines en apparence illimitée, l’ouvrage dresse un panorama de ses répercussions considérables au niveau environnemental. Alors que l’exploitation des mers s’est historiquement limitée à la pêche, la mer est aujourd’hui considérée pour d’autres ressources, au premier rang desquelles le pétrole et le gaz offshore. Ajoutée au rejet de matières organiques et plastiques, l’auteur fait un constat implacable : « l’humanisation des mers prend la forme de leur destruction ».

Au-delà d’un espace à exploiter

Devant cet état de fait, le politiste s’interroge sur la manière dont les usages de la mer peuvent être régulés, alors même que les grandes puissances ne partagent pas les mêmes objectifs. A rebours des stratégies unilatérales menées par la Russie, la Chine et la Turquie, Maxence Brischoux prône le développement d’une coopération pacifique entre les différents acteurs en jeu, qu’il s’agisse des États, des entreprises – dont il relève leur imbrication– ou des organisations non gouvernementales (ONG). Il fait toutefois le constat d’un embarras notable face à la résistance des mers à toute appropriation, qu’elle soit de nature économique, politique ou symbolique. Une nouvelle fois, les concepts d’État, de territoire et de citoyenneté apparaissent dissonants et inapplicables à ce milieu. L’auteur suggère très justement d’adopter une autre approche, à l’instar des sociétés océaniques traditionnelles fondées sur un partenariat entre espèces. La mer serait ainsi considérée comme un habitat partagé, plutôt qu’un vide à exploiter.

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Notre avis : une synthèse efficace et actuelle

Mobilisant tour à tour des références issues de l’histoire, de la science politique, de l’économie ou de la philosophie, Géopolitique des mers, gouverner l’autre partie du monde constitue un essai efficace et rafraîchissant. Alors que l’actualité ne cesse de mettre en lumière l’espace maritime, qui agit en révélateur des dynamiques de pouvoir, l’analyse de Maxence Brischoux livre au lecteur toutes les clés pour saisir les implications de la rivalité stratégique entre la Chine et les États-Unis, des confrontations entre la Russie et l’Ukraine en mer Noire et même des récents développements en mer Rouge, quoiqu’ultérieurs à la publication de l’ouvrage. La place majeure des enjeux commerciaux y est notamment détaillée de manière bienvenue, bien que l’on puisse regretter un manque d’approfondissement quant au rôle croissant des acteurs du numérique.

L’intérêt de cet essai réside par ailleurs dans le traitement de la question de la protection des océans. Si nombre d’ouvrages de géopolitique éludent l’enjeu des répercussions de la crise environnementale, M. Brischoux le place au cœur de sa réflexion, rendant compte de l’urgence de s’en saisir à tous les niveaux. Néanmoins, alors que l’ampleur des inégalités entre États dans la géopolitique des mers est comparée à juste titre au système monétaire international, la question de la redistribution aurait toutefois mérité d’être davantage développée, au vu des effets inégaux suscités par le dérèglement climatique. D’une manière générale, Géopolitique des mers est à lire davantage comme une analyse synthétique plutôt qu’une réflexion approfondie sur les approches alternatives à adopter face au système en vigueur.

L. N.

E. B.

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