Compte rendu 3 : Géopolitique de l’Indo-Pacifique
Isabelle Saint-Mézard est professeure des universités et directrice adjointe de l’IFG Lab à l’Institut français de géopolitique de l’université de Paris 8. Après un doctorat en relations internationales à Sciences Po Paris, elle a travaillé en tant que chercheuse pour le projet Chine-Inde au Centre d’études asiatiques/Institut des sciences humaines de l’université de Hong Kong, entre 2003 et 2006, avant de rejoindre la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, de 2006 à 2011, en tant qu’analyste spécialiste de l’Asie du Sud. Ses recherches portent sur les enjeux géopolitiques en Asie du Sud-Est, en particulier autour des questions stratégiques liées à l’Inde mais également sur le concept d’Indo-Pacifique. Isabelle Saint-Mézard a réalisé de nombreuses contributions dans plusieurs revues géopolitiques françaises et internationales comme aux Études de l’IFRI, ou le Journal of the Indian Ocean. Elle a également publié Atlas de l’Inde : une nouvelle puissance mondiale, aux éditions Autrement en 2016.
Dans son dernier ouvrage, Géopolitique de l’Indo-Pacifique, paru en 2022 aux Presses Universitaires de France, Isabelle Saint-Mézard fournit une analyse fine et approfondie de l’origine, de l’évolution, des différentes interprétations théoriques et des exemples concrets de la notion d’Indo-Pacifique. De la même manière, l’ouvrage offre une perspective détaillée et précieuse sur la formation de ce que la chercheuse qualifie de “nouvelle représentation de l’Asie-Pacifique”, mettant en avant une vision géographique élargie, principalement axée sur le domaine maritime.
L’objectif de Saint-Mézard avec cet ouvrage est double. D’une part, elle ambitionne de démystifier la notion même d’Indo-Pacifique, un concept géopolitique relativement récent mais déjà incontournable, en décortiquant ses contours, les acteurs clés et les dynamiques de pouvoir. D’autre part, elle vise à fournir une analyse approfondie des enjeux stratégiques qui définissent cette région, offrant ainsi au lecteur une compréhension claire et nuancée des défis et des opportunités présents.
L’importance de ce sujet ne peut être sous-estimée. À une époque où les rivalités entre grandes puissances connaissent un regain d’intensité, l’Indo-Pacifique est souvent perçu comme un baromètre de l’état des relations internationales. Les tensions en mer de Chine méridionale, les initiatives de coopération régionale comme le Quad (dialogue de sécurité quadrilatéral entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie), et l’importance croissante des routes maritimes pour le commerce mondial sont autant de sujets que Saint-Mézard aborde avec expertise.
Un contexte géopolitique fondé sur les rapports de force : une typologie des acteurs de l’Indo-Pacifique
Dans son exploration des origines et de l’appropriation du concept d’Indo-Pacifique, l’auteure présente dans un chapitre d’introduction une typologie éclairante. Elle établit une catégorie des États “fondateurs”, comprenant le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde ; puis des États et des organisations régionales “convertis”, tels que l’Indonésie, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), la France et l’Europe ; enfin, elle mentionne les États “réfractaires”, parmi lesquels la Chine occupe une place prépondérante – percevant, avec justesse, l’Indo-Pacifique comme une initiative principalement dirigée contre elle -, ainsi que la Russie ou la Malaisie.
Une fois cette typologie posée, les trois chapitres suivants s’engagent dans un examen empirique des pratiques et des positions des quatre “fondateurs”. Au-delà de mettre en lumière plusieurs caractéristiques communes, cela offre une analyse différenciée des perspectives de ces acteurs et met en avant les subtilités qui les différencient, ce qui est très enrichissant.
Une “anxiété géopolitique” des puissances face à la montée de l’influence chinoise
Cependant, l’élément crucial ici est la question de la Chine, et Isabelle Saint-Mézard s’attache à travers les quatre chapitres suivants à explorer les stratégies indo-pacifiques des différents acteurs. Au-delà de l’objectif déclaré de défendre un ordre maritime fondé sur un cadre normatif, la question est de savoir si ce concept représente une réponse aux actions de la Chine ou non. L’auteure conclut que l’adhésion des quatre États fondateurs au concept d’Indo-Pacifique traduit une “anxiété géopolitique” partagée face à l’émergence pluriforme de la Chine.
Toutefois, l’auteure note avec finesse que les différentes puissances adoptent des approches différentes pour faire face au poids grandissant de Pékin. Ces nuances d’approche se manifestent notamment dans les différentes conceptions géographiques adoptées, notamment en ce qui concerne la définition géographique du concept. Le Japon adopte une approche très inclusive, tandis que l’Inde se concentre davantage sur son propre océan et les États-Unis sur le Pacifique. Face à ces divergences, l’auteure oriente sa réflexion vers une perspective plus opérationnelle, en examinant la pratique des acteurs, la définition de leurs priorités stratégiques, ainsi que les formats et dialogues de coopération qui en résultent. Cela se traduit par une brillante analyse en profondeur du cadre offert par le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad).
Un imaginaire géopolitique renouvelé : pour un Indo-Pacifique “libre et ouvert”
Le chapitre final examine l’imaginaire géopolitique entourant le concept d’un “Indo-Pacifique libre et ouvert” ainsi que ses implications normatives dans les domaines maritime et économique. L’ouvrage se conclut enfin par une réflexion sur le rôle de la France et de l’Union européenne dans la région. Ainsi, l’auteure rappelle avec détail les raisons pour lesquelles la France s’est appropriée le concept d’Indo-Pacifique bien avant ses voisins européens. Selon Saint-Mézard, le changement de paradigme de l’architecture de sécurité française dans la région peut également s’expliquer par une “angoisse géopolitique” quant à la montée des ambitions chinoises dans la zone, notamment en vertu de l’influence grandissante de Pékin dans certains pré carré comme Djibouti. Aussi, la France se distingue de ses partenaires européens en ce qu’elle se revendique être une puissance résidente de l’Indo-Pacifique, par la présence de ses territoires ultra-marins abritant 1, 5 millions de ces citoyens et lui prodiguant les trois quarts de sa ZEE. Selon l’auteure, l’appropriation de ce concept géopolitique par la France résulte de la possibilité offerte par la notion d’Indo-Pacifique de permettre “un cadre cohérent et unifié pour penser des territoires ultra-marins très distants les uns des autres” et ainsi réaffirmer sa souveraineté dans la zone. Enfin, Saint-Mézard relève qu’au-delà de ces considérations, le mouvement de pivot géopolitique global vers la région Indo-Pacifique contraint la France, qui se conçoit comme une puissance d’influence mondiale, à se positionner comme un acteur actif.
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Notre avis : une contribution importante au débat francophone
Géopolitique de l’Indo-Pacifique d’Isabelle Saint-Mézard représente une contribution importante et bienvenue à la littérature francophone sur les enjeux géopolitiques contemporains. L’auteure, grâce à son expertise approfondie et sa capacité à synthétiser des informations complexes, offre aux lecteurs un panorama exhaustif et nuancé de la région Indo-Pacifique, une zone cruciale pour l’avenir des relations internationales. L’ouvrage se distingue par la capacité de Saint-Mézard à détailler avec justesse les rapports de force et les enjeux stratégiques en jeu. Sa capacité à démêler les intrications des politiques régionales et internationales permet une compréhension accessible de sujets autrement complexes. La qualité de l’analyse, appuyée par une documentation exhaustive et précise, contribue à une lecture à la fois informative et captivante.
Dans la sphère des publications françaises autour du concept d’Indo-Pacifique, l’ouvrage d’Isabelle Saint-Mézard se distingue comme le fruit d’un travail de recherche à la fois approfondi et synthétique, offrant une analyse pertinente de l’émergence, de l’évolution, des interprétations variées et des applications concrètes de ce concept. L’ouvrage donne ainsi à voir une réflexion géopolitique fouillée, présentant les dynamiques principales ayant forgées la notion d’Indo-Pacifique et influencées son adoption dans les visions stratégiques des acteurs impliqués, ainsi que dans la mise en œuvre pratique de leur politique étrangère régionale.
B.B.