Après plus de deux ans de conflit entre la Russie et l’Ukraine – débuté le 24 février 2022 -, de nombreux observateurs s’interrogent sur la capacité des deux parties à maintenir une guerre de haute intensité. L’industrie militaire russe, longtemps héritière de la puissance soviétique, est aujourd’hui confrontée à un défi existentiel. Alors que la modernisation de cette industrie semble essentielle pour soutenir la guerre de la Russie en Ukraine, elle doit faire face à l’obsolescence d’industries héritées du passé soviétique et aux faiblesses structurelles du conglomérat russe dans un contexte de sanctions économiques. La guerre en Ukraine, censée montrer la supériorité de la puissance militaire russe, a en réalité révélé des faiblesses critiques.
Ainsi, dans quelle mesure le complexe industriel de défense russe (oboronno-promychlennyï kompleks, OPK), sous pression économique et technologique, peut-il sortir de cette impasse et amorcer un véritable tournant en vue d’une modernisation durable, tout en répondant aux impératifs immédiats de la guerre ?
I- Une industrie désuète ?
L’héritage soviétique, entre désarticulation et obsolescence
Le complexe militaro-industriel de la Russie contemporaine découle en grande partie de celui hérité de l’URSS. En effet, pendant la guerre froide, les dépenses militaires soviétiques ont augmenté pour atteindre près de la moitié des dépenses publiques au milieu des années 1980. Ce secteur employait alors plus de 14 millions de personnes et représentait un maillage de plus de 6000 entreprises et bureaux d’étude, porteur de l’innovation nationale. En 1981, l’URSS produisait 2 500 chars, 3 500 canons, 1 700 avions de combat, 750 hélicoptères, 9 sous-marins et plus de 400 missiles balistiques.
Parallèlement, l’URSS est devenu un acteur prééminent sur le marché mondial de l’armement. Son industrie est parvenue à produire massivement des équipements qui se sont écoulés en millions d’exemplaires et sont devenus emblématiques. L’AK-47, produit à plus de 100 millions d’unités depuis sa création, a par exemple été utilisé dans plus d’une centaine de pays en raison de sa simplicité et de son endurance dans des environnements hostiles. Le char T-34, figure centrale des victoires soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale, a quant à lui été produit à près de 84 000 exemplaires. Cette production massive d’armements a ainsi contribué à faire de l’armée rouge l’une des armées les mieux équipées. A la fin de l’URSS en 1991, celle-ci comptait parmi ses rangs plus de 8 millions d’hommes (dont 3 millions de réserve) dotés de plus de 50 000 chars (comparaison USA : 18 000), 86 000 véhicules blindés (34 000), 64 000 pièces d’artillerie ou encore plus de 8 000 batteries air-sol [1].
Après la chute de l’Union soviétique en décembre 1991, la place de la Russie sur le marché mondial de l’armement a cependant décliné. En effet, la vague de libéralisation a également touché le secteur de la défense qui, faute d’achats nationaux d’équipements, s’est converti au civil, a fait faillite ou s’est regroupé en plus grands ensembles. Les « dividendes de la paix » ont freiné l’innovation des industries et fait prendre du retard au secteur pendant toutes les années 1990. De plus, comme l’a montré l’accident d’août 2000 du sous-marin K-141, Koursk, le manque de financement a aussi bien impacté le renouvellement des équipements que leur maintenance.
Ce déclin dans les années 1990 a ainsi poussé la Russie à repenser son modèle industriel. Face à des besoins militaires croissants et aux défis sécuritaires, le pays s’est orienté vers la recréation de conglomérats nationaux pour redynamiser son industrie de défense.
La réorganisation de l’industrie militaire russe : consolidation et défis structurels
Si les territoires de l’ex-URSS n’ont pas été marqués par des conflits majeurs après 1991, des tensions ont rapidement émergé dans certaines zones. Les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999 à 2000) ont conduit la Russie à organiser et planifier son industrie de défense en créant de grands conglomérats. Pour Vladimir Poutine, président russe de 1999 à 2008 puis de 2012 à aujourd’hui, le complexe industriel de défense russe (OPK) joue en effet un rôle central dans la modernisation industrielle et technologique du pays, en le considérant comme un moteur essentiel de la souveraineté nationale et de la puissance militaire, malgré des défis liés à la dépendance aux technologies occidentales. Dans ce contexte, trois entreprises russes se sont distinguées et figurent aujourd’hui parmi le top 15 des entreprises militaires mondiales les plus importantes : Almaz-Antey (Концерн воздушно-космической обороны «Алмаз-Антей»), JSC Tactical Missiles Corporation (KTRV) (Корпорация Тактическое Ракетное Вооружение) et United Shipbuilding Corporation (Объединённая судострои́тельная корпора́ция). Par ailleurs, en 2012, la Russie s’est fixée pour objectif de porter à 70% la part d’équipement moderne dans l’armée. En 2020, selon le ministère de la Défense, cette part atteignait 68% et comprenait notamment 1 400 avions et 190 bâtiments pour la marine.
Néanmoins, cette stratégie de modernisation – 300 milliards de dollars d’investissement entre 2011 et 2015 – a subi de nombreux revers industriels. Les nouvelles générations de blindés T-14 Armata, lancés en 2010, ont pris beaucoup de retard à la conception : seuls vingt exemplaires ont été produits à ce jour. De même, les huit sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et les vingt sous-marins multi-rôles que la Marine devait acquérir, selon le programme d’armement 2011-2020, n’ont jamais été fournis [2]. Concernant l’armée de l’air, seulement quatre Su-57 ont été livrés à l’armée russe sur les soixante-quinze commandés, un résultat bien en deçà des attentes suscitées par la publicité qui avait entouré l’appareil [3] [4]. De plus, L’industrie russe de défense est marquée par un dysfonctionnement structurel persistant, en raison d’une situation financière fragile et de coûts de fonctionnement élevés. Alors qu’elle souffre d’une pénurie de personnel qualifié, la réorganisation en grands groupes depuis les années 2000 n’a pas permis d’améliorer l’efficacité du secteur, mais a exacerbé les problèmes de corruption et de népotisme [5].
La guerre en Ukraine a amplifié ces difficultés, mettant l’industrie militaire russe sous une forte pression. Entre sanctions, pénuries et modernisation inachevée, ce conflit soulève une question cruciale : s’agit-il d’un tournant décisif ou d’une situation inextricable menaçant son avenir ?
II- La guerre Ukraine, tournant ou impasse ?
Une industrie mise en tension
Si Moscou a lancé son offensive en février 2022 avec l’objectif de s’emparer de Kiev “en trois jours” [6], le conflit s’est inscrit dans la durée et la production nationale russe s’est révélée insuffisante pour soutenir l’effort de guerre. Cette situation a conduit la Russie à négocier l’achat de drones iraniens et à entamer des discussions avec la Corée du Nord pour acquérir des munitions. De plus, les entreprises russes ont été confrontées à la pression croissante du gouvernement et sont désormais exposées au risque d’être placées sous tutelle si elles ne remplissent pas leurs contrats avec le ministère de la Défense. Ce dernier critique d’ailleurs publiquement les défaillances, tandis que des pièces comme des équipements pour chars, rachetées à l’Inde et au Myanmar pour répondre à l’urgence, ont été déjà livrées.
Par ailleurs, la production industrielle russe s’est retrouvée en difficulté compte tenu du niveau de sanctions occidentales sans précédent, les sanctions imposées après l’annexion de la Crimée en 2014 ayant été considérablement renforcées depuis 2022. Les pays occidentaux ont cessé d’exporter des technologies à double usage, utilisées à la fois dans les secteurs civil et militaire. Cela a marqué un tournant dans les relations commerciales de Moscou avec l’ancien bloc occidental car ces exportations n’avaient pas été complètement interrompues depuis la fin de la Guerre froide. Les exportations de technologies américaines vers la Russie ont ainsi chuté de 70%, frappant durement l’industrie de défense russe.
Si l’armée russe possède des réserves considérables de munitions pour ses armes conventionnelles, elle doit également faire face, toujours en raison du manque de certains composants, à des difficultés concernant les armements à guidage de précision. Cela implique que la Russie pourrait ne plus avoir la possibilité de produire certains systèmes d’armes, dont des missiles hypersoniques. En effet, le développement du missile balistique intercontinental Sarmat, très médiatisé par la propagande poutinienne en raison de son potentiel de destruction, est perturbé par les sanctions occidentales dues aux pénuries d’approvisionnement de l’entreprise chargée d’en produire les modules de commande et de guidage. En outre, la production de chars en Russie a été particulièrement affectée par les sanctions occidentales. Bien que les pertes sur le terrain ukrainien aient réduit d’environ un quart les stocks russes, les réserves du pays semblent encore importantes. Cependant, selon des renseignements ukrainiens, la production de chars a été temporairement interrompue. Enfin, la construction de navires pour la marine russe a été entravée par le manque de composants critiques, comme les stations radios et les systèmes de navigation, que les importations ne peuvent combler en raison des sanctions.
Quelles perspectives ?
Les effets de la mobilisation industrielle russe sont sujets à débat, avec des chiffres de production variés, allant de deux à cinq fois leur niveau initial, mais souvent incertains. En 2023, la production a progressé, et les prévisions pour 2024 indiquent une hausse supplémentaire. Cependant, cette croissance est inégale selon les secteurs, notamment en raison des sanctions. Bien que la Russie puisse produire du matériel peu sophistiqué à grande échelle , elle rencontre des difficultés avec les équipements plus complexes, comme les missiles, dont la qualité semble diminuer en raison des restrictions sur l’électronique. Pour 2024, les dépenses militaires russes sont estimées à environ 8,7 % du PIB.
Pour soutenir l’effort de guerre, le ministère a par ailleurs simplifié les contrats, réduit les tests et abaissé les exigences de composants, tout en fixant des objectifs de réparation, modernisation et production. Cependant, Sergueï Tchemezov, PDG de Rostekh qui fournit 80 % des besoins militaires russes, critique le ministère pour ses paiements insuffisants. D’après lui, cette situation découragerait l’industrie d’améliorer sa productivité, car les gains seraient utilisés par le ministère pour négocier des baisses de prix.
Alors que la présence de la Russie sur le marché mondial de l’armement diminue, des experts suggèrent de s’inspirer de l’Iran et de la Corée du Nord, qui réussissent à produire des armements malgré des sanctions. La Russie produit désormais des drones iraniens sous licence et prévoit d’augmenter les partenariats technologiques pour la conception d’équipements militaires, visant potentiellement 40 % du marché global d’ici 2030. Ces partenariats permettraient de partager technologies et compétences, aidant les pays partenaires à développer leur base industrielle, tout en permettant à la Russie de se concentrer sur ses propres besoins militaires. Cette stratégie reflète à la fois les défis que la guerre pose à l’exportation d’armement russe et la volonté des autorités de restaurer la position de la direction les relations extérieures de l’industrie militaire russe sur le marché mondial.
Finalement, après une forte diminution des exportations, la Russie affiche pour 2024 un optimisme croissant concernant un éventuel retour sur les marchés de l’armement, notamment grâce à des améliorations des équipements militaires observées lors du conflit. Des partenariats avec des pays non occidentaux et des ajustements dans les méthodes de paiement, comme le troc ou les cryptomonnaies, sont explorés pour contourner les sanctions. Les responsables russes soulignent également que la guerre a stimulé l’innovation et l’élaboration de nouvelles technologies. Malgré cela, les sanctions internationales continuent de limiter les exportations et influencent les décisions d’achats des pays, qui hésitent face aux conséquences politiques d’un partenariat avec la Russie. Le maintien des mesures restrictives pèsera sur les perspectives d’exportation tant que les relations avec l’Occident restent tendues.
Conclusion
L’industrie militaire russe, bien que riche d’un héritage soviétique puissant, porte encore les stigmates de cette ère, avec des infrastructures vieillissantes et une organisation longtemps inadaptée aux réalités contemporaines. Les efforts pour recréer des conglomérats ont tenté de restructurer ce secteur stratégique, mais ces initiatives se heurtent aux défis persistants de modernisation. La guerre en Ukraine, censée affirmer la puissance de l’armement russe, a ainsi révélé une industrie en tension, confrontée à des contraintes logistiques, technologiques et économiques accrues. Alors que cette guerre semble davantage être une impasse qu’un tournant décisif, elle pose la question cruciale de l’avenir de cette industrie. La Russie devra non seulement répondre aux exigences immédiates du conflit, mais aussi définir des perspectives claires, au risque de voir son secteur militaire continuer à s’enliser dans les travers du passé.
Écrit par Serge Contant, étudiant en 3e année
[1] « La force mécanisée du Pacte », Ligne de Front, n° 3H, janvier-février 2008, p. 47.
[2] FACON, Isabelle. La nouvelle armée russe, Paris, Carnets de l’Observatoire, 2019, pp. 53-54.
[3] NEWDICK, Thomas. Let’s talk about the Rumor that Russia’s Su-57 is participating in the War in Ukraine, TheDrive.com, 20/05/2022
[4] House, The White. « Remarks by President Biden on Russia’s Unprovoked and Unjustified Attack on Ukraine ». The White House, 24 février 2022. https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2022/02/24/remarks-by-president-biden-on-russias-unprovoked-and-unjustified-attack-on-ukraine/.
[5] « Quel état de l’industrie d’armement russe ? : le brouillard de la guerre », DEFENSE&Industries, Fondation pour la Recherche Stratégique. https://www.frstrategie.org/publications/defense-et-industries/quel-etat-industrie-armement-russe-brouillard-guerre-2024.
[6] « Guerre en Ukraine : Les réponses à cinq questions clés alors que les combats entrent dans leur troisième année ». BBC News Afrique, 24 février 2024, https://www.bbc.com/afrique/articles/cv28879p4vdo.
Sources
David, Dominique. « La nouvelle armée russe . Isabelle Facon. Paris-Moscou, L’Inventaire-L’Observatoire franco-russe, 2021, 128 pages: » Politique étrangère Automne, no 3 (27 août 2021): XX‑XX. https://doi.org/10.3917/pe.213.0188t.
Facon, Isabelle. « Industrie d’armement russe :une situation paradoxale ». Géoéconomie 57, no 2 (1 décembre 2011): 61‑69. https://doi.org/10.3917/geoec.057.0061.
Malik, Matheo. « L’industrie et la guerre de Poutine : déconstruire un mythe ». Le Grand Continent (blog), 21 février 2024. https://legrandcontinent.eu/fr/2024/02/21/lindustrie-et-la-guerre-de-poutine-deconstruire-un-mythe/.
« Quel état de l’industrie d’armement russe ? : le brouillard de la guerre :: DEFENSE&Industries :: Fondation pour la Recherche Stratégique :: FRS ». https://www.frstrategie.org/publications/defense-et-industries/quel-etat-industrie-armement-russe-brouillard-guerre-2024.
– « The Economic Aspect of Russia’s War in Ukraine: Sanctions, Implications, Complications (Part Three) ». https://jamestown.org/program/the-economic-aspect-of-russias-war-in-ukraine-sanctions-implications-complications-part-three