Compte rendu 7 : Les atomes de la mer : la propulsion nucléaire française, histoire d’un outil de dissuasion
Né en 1952, Félix Torres est un historien et éditeur français. Il a notamment étudié à l’École normale supérieure de Saint-Cloud avant de réaliser un doctorat d’ethnologie à l’École des hautes études en sciences sociales. Il fonde en 1983 le cabinet d’historiens-conseil Public Histoire puis en 2008 sa maison d’édition, Félix Torres Éditeur. Il est l’un des pionniers en France de l’histoire des entreprises, et s’est à ce titre plusieurs fois penché dans ses travaux sur la dissuasion et le domaine nucléaire, au prisme de l’industrie.
Boris Dänzer-Kantof est également un historien français, exerçant plus particulièrement diverses activités de conseil. Il a réalisé des études supérieures en histoire, notamment un master au sein de l’université Paris IV-Sorbonne. Il est, respectivement depuis 1997 et 2009, responsable d’édition au sein de Public Histoire, et conseiller littéraire, éditorial ainsi qu’iconographique chez BDK Conseil. Son domaine de spécialité touche principalement à l’histoire sociale et des administrations.
Au cours des dernières années, les deux auteurs ont co-écrit de nombreux ouvrages, notamment Les atomes de la mer : la propulsion nucléaire française, histoire d’un outil de dissuasion, paru en 2022. Celui-ci est préfacé par l’amiral Pierre Vandier, alors chef d’état-major de la Marine, et a reçu en 2023 le Grand Prix de l’Académie de Marine.
« Sans propulsion nucléaire, pas de dissuasion »
C’est là la grande thèse de l’ouvrage évoqué : la dissuasion ne trouve son prolongement le plus complet et sa crédibilité la plus totale qu’accompagnée de la propulsion nucléaire. Notamment appliquée aux sous-marins, cette technologie fonde en effet seule la permanence absolue de la menace atomique, condition de son effectivité ; elle leur offre une autonomie virtuellement illimitée et une quasi-indétectabilité, permettant potentiellement de cibler n’importe quel pays sur le globe et de réaliser une frappe en second, exécutée en représailles à un tir stratégique porté contre le territoire national. Ainsi, pouvons-nous, à la suite des auteurs, affirmer : sans propulsion nucléaire, pas de dissuasion.
Cependant, puisque la seconde, par définition, ne se partage pas, la première également ne peut être conçue que souverainement. Dès lors, son indépendante maîtrise, selon les États, est le fruit d’un processus complexe, perpétuellement menacé de reflux, qui ne peut, même aujourd’hui, être considéré comme définitivement acquis. Un processus non-linéaire donc, qui surtout n’exclut pas en son origine et son développement une aide et une inspiration venues de l’étranger.
L’ouvrage évoqué se propose alors principalement d’étudier et d’appliquer ces premières réflexions à l’histoire de la propulsion nucléaire en France, de l’échec du projet de submersible Q244 sous la IVe République au lancement par Emmanuel Macron de la construction des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération (SNLE-3G). Une histoire largement méconnue de l’opinion, dont le récit par les deux auteurs s’avère en ce sens d’autant plus essentiel et instructif.
La difficile émergence d’une technologie souveraine : entre recherche d’émancipation et incontournable appui sur les États-Unis (1945-1972)
L’œuvre commence par réaliser un détour fondamental : celui de la naissance et des progrès de la propulsion nucléaire outre-Atlantique. Citons alors les travaux précurseurs de Ross Gunn, qui, dès l’été 1939, remet un rapport aux autorités sur l’application de cette technologie aux sous-marins. Pareils submersibles, dont la réalisation témoigne de l’influence de l’amiral Hyman Rickover, voient pour la première fois le jour avec le Nautilus, mis en service en 1954. Il sera suivi, en 1959, par le SSN (Ship Submersible Nuclear) Skipjack et le SSBN (Sub-Surface Ballistic Nuclear) George Washington, qui inaugurent d’abord l’ère des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) modernes, ensuite celle des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Dès lors, jusqu’à aujourd’hui, de nombreuses classes de submersibles se succéderont outre-Atlantique dans le cadre de ce diptyque, tandis que l’utilisation de la propulsion nucléaire sur les bâtiments de surface restera elle bien moins répandue et globalement limitée aux seuls porte-avions. In fine, le détour par les États-Unis apparaît tout à fait essentiel, tant les modes organisationnels et solutions qui y furent développés influencèrent la France.
Celle-ci, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, saisit la nécessité d’investir le champ nucléaire, afin de reconquérir son statut de grande puissance, pleinement souveraine et émancipée de toute dépendance. Ainsi, les dirigeants de la IVe République, particulièrement Pierre Mendès France et Félix Gaillard, chargent le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), créé le 18 octobre 1945 par Charles de Gaulle, de conduire les programmes nationaux de développement d’une bombe et d’un sous-marin nucléaires. Le second, dont la construction débute le 2 juillet 1955, prend le nom de Q244 et porte avec lui d’importants espoirs ; mais il est dès l’origine condamné par les choix techniques réalisés : la combinaison d’eau lourde et d’uranium faiblement enrichi s’avère une équation insoluble. Le projet est alors définitivement abandonné le 5 mai 1959.
Toutefois, la même époque voit la situation s’éclaircir pour la recherche française sur l’atome : arrivant au pouvoir en 1958, le général de Gaulle affirme sa volonté de bâtir une force de frappe nationale. Se précise alors le projet visant à la maîtrise de la propulsion nucléaire adaptée aux sous-marins. Cependant, celle-ci aurait été impossible en se passant de l’allié outre-Atlantique, de son aide initiale – la décision prise le 7 mai 1959 de livrer à la Ve République de l’uranium fortement enrichi – comme de la source d’inspiration qu’il constitua. Ainsi, la composante océanique de la force de frappe française suit globalement dans sa conception le modèle américain. Un modèle toutefois intégré, retravaillé par l’ingénierie de l’Hexagone, qui développa des solutions inédites. On réutilisa par exemple la structure du Q244, qui devint le Q655 Gymnote, un submersible conventionnel devant permettre de tester le tir de missiles balistiques mer-sol. Aboutissement de ces travaux, le 1er décembre 1971, le SNLE Le Redoutable entre en service ; il permet, le 1er mars 1972, la création officielle de la Force océanique stratégique (FOST), la France prouvant par la même occasion sa maîtrise souveraine de la propulsion nucléaire. Une maîtrise, comme l’expliquent les deux auteurs, encore renforcée au cours des décennies suivantes.
L’âge de la maturité : le perfectionnement de « l’assurance-vie » de la nation (1972-2001)
Dans le sillage du Redoutable, la première mission de l’ingénierie française est de mener à bien la construction des cinq autres submersibles stratégiques du même type. Afin de réaliser cette tâche, le CEA s’appuie pleinement sur sa nouvelle filiale, la Société technique pour l’énergie atomique (Technicatome), fondée en 1972, qui se révèle au coeur d’une innovation majeure : la chaufferie avancée prototype (CAP). Plus silencieuse, légère, compacte, moins vulnérable, celle-ci entre en fonctionnement le 24 janvier 1975 et permet d’envisager la construction, jusqu’alors dans l’impasse, d’une première génération de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Volonté qui aboutit avec l’entrée en service du Rubis le 23 février 1983, doté d’un réacteur K48 qui constitue une modulation de la CAP.
Trois années plus tard, le président François Mitterrand confirme sa volonté de doter la France d’un porte-avions nucléaire (PAN) et de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de nouvelle génération (SNLE-NG). Les ingénieurs nationaux font alors le choix de développer un réacteur commun à ces deux projets, le K15, qui équipe Le Triomphant, premier SNLE-NG opérationnel le 21 mars 1997 ainsi que le PAN Charles de Gaulle, lancé en 1994 mais n’entrant en service que le 18 mai 2001. Un retard qui illustre la préoccupation politique moindre attachée à la dissuasion au cours des années 1990.
Avec la chute de l’URSS, la notion d’assurance-vie de la nation perd en effet de sa centralité. Tandis que la France réduit significativement le budget des armées, son arsenal nucléaire est progressivement divisé par deux. Les restrictions, dès lors, affectent grandement la FOST, la permanence en mer étant réduite à « au moins un » submersible stratégique en 1997. Dans ce cadre, une profonde réorganisation interne touche le secteur, et particulièrement Technicatome, la filiale du CEA s’émancipant de plus en plus pour devenir une véritable entreprise. Évoluant dans un contexte budgétaire restreint, l’institution parvient malgré tout à conserver un niveau d’activité important. In fine, les années 1990 ont porté avec elles un risque de déstabilisation que la filière du nucléaire militaire a su en grande partie éviter, mais qui se trouve fortement réaffirmé dans les premières décennies du XXIe siècle.
Face au spectre de la disparition du savoir-faire, le maintien d’une expertise française (2001-2024)
En 2001, Technicatome est intégrée au nouveau champion français du nucléaire, Areva, et prend par conséquent en 2006 le nom d’Areva-TA. Pour l’ingénieriste, progressivement inséré dans une logique managériale et capitalistique, les difficultés comme les déboires techniques s’enchaînent, tandis que la maison-mère commence à sombrer à partir de 2013-2014. Dans ce contexte, l’inquiétude progresse au sein des armées, le risque d’une disparition de l’expertise française se matérialisant de plus en plus clairement. Le 30 mars 2017, l’État décide donc de se constituer actionnaire majoritaire d’Areva-TA, qui reprend le nom de TechnicAtome – orthographié cependant avec un « a » majuscule. Ainsi, le savoir-faire national détenu par l’entreprise aura été largement préservé grâce à l’intervention des pouvoirs publics, mais aussi par le maintien dans la durée de projets majeurs, bien que peu nombreux.
Au début du XXIe siècle, en parallèle à la construction des SNLE-NG, la ligne de survie d’Areva-TA/TechnicAtome a en grande partie reposé sur la conception d’une nouvelle classe de SNA, dont la tête de file est le Suffren, et du réacteur d’essai (RES). Aboutissement d’études longues de plusieurs décennies, la cérémonie de lancement du premier a lieu en 2019 et sa mise en service le 3 juin 2022. Le second, quant à lui, dont la construction a débuté en 2003, entre finalement en fonction le 10 octobre 2018, après avoir rencontré de nombreuses difficultés et retards. Ainsi, malgré des contraintes budgétaires strictes, les acteurs de la propulsion ont pu maintenir, voire raviver des compétences souveraines, qui offrent aujourd’hui la preuve de leur indispensabilité.
En effet, alors que le contexte sécuritaire international se trouve au tournant des années 2010 brutalement dégradé, le président Emmanuel Macron confirme durant son premier quinquennat deux choix forts : la décision de développer des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération (SNLE-3G) et un porte-avions nucléaire de nouvelle génération (PANG). Les SNLE-3G, tout d’abord, tirent leur origine de réflexions menées dans les années 2000, avant que leur construction ne soit actée le 19 février 2021 par la ministre des Armées Florence Parly, pour une entrée en service opérationnel prévue en 2035. Le PANG, ensuite, a vu pendant une dizaine d’années sa conception et la définition de ses qualifications techniques stagner, sa réalisation étant finalement actée au Creusot le 8 décembre 2020 par Emmanuel Macron. Les deux auteurs citent alors le discours du chef de l’État précisant que « c’est le nucléaire civil et militaire qui donne à la France le statut de grande puissance ». Comme un écho à la pensée du Général, qui, soixante-deux ans plus tôt, posait les bases d’une force de frappe nationale.
Notre avis
Parce qu’il éclaire un sujet peu connu, imprégné par la culture du secret, et pourtant tout à fait fondamental dans la défense de la nation, l’ouvrage se révèle enrichissant et instructif. Il trouve, en outre, une intéressante position d’équilibre entre le regard synthétique, notamment au vu de l’amplitude temporelle étudiée, et la précision du propos, dans le traitement des thématiques abordées. Une précision qui touche principalement aux rapports institutionnels et aux jeux des acteurs animant la maîtrise française de la propulsion nucléaire. Au cœur de cette expertise, nous voyons alors s’affronter les intérêts et positions divergentes, comme se rassembler les efforts en vue du succès.
Cependant, l’ouvrage analysé, étant une œuvre d’historiens qui se concentre de ce fait sur un champ disciplinaire précis, laisse nécessairement dans son sillage des impensés et interrogations. Le lecteur qui souhaiterait acquérir une compréhension plus globale du sujet aurait ainsi tout intérêt à se tourner vers des études complémentaires, notamment dans les domaines techniques et prospectifs. En effet, Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof ne s’attachent que secondairement aux principes de fonctionnement des chaufferies de sous-marins et plus largement aux phénomènes nucléaires, le risque étant alors de laisser subsister le flou et l’incompréhension autour des mécanismes dirigeant la thématique centrale de l’ouvrage. De plus, ce dernier étant majoritairement axé vers le passé, il n’évoque que peu les perspectives futures de la propulsion, pourtant centrales dans l’avenir de la défense nationale, et essentielles dans l’actualité des armées, au vu du temps long de développement des programmes concernés. Ces quelques points ne sauraient cependant entacher un travail qui se démarque par sa rigueur, sa précision et son esprit de synthèse, répondant de ce fait pleinement aux attentes du lecteur en quête d’une première approche de la propulsion nucléaire et de son histoire.
L.B.