Compte rendu 8 : Un marin à l’Élysée : des sous-marins nucléaires au bureau du Président
Diplômé de l’École navale et du Collège interarmées de défense (aujourd’hui École de Guerre), l’amiral Bernard Rogel est un officier de marine qui a servi dans les forces sous-marines. Il a notamment commandé le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) L’Inflexible. Après avoir été nommé en 2006 chef du cabinet du Chef d’État-Major des Armées (CEMA) du général Jean-Louis Georgelin, il devient sous-chef d’état-major « Opérations » au sein de l’État-Major des Armées en 2009. En 2011, il devient Chef d’État-Major de la Marine avant d’être nommé par François Hollande Chef d’État-Major Particulier du président de la République (CEMP), poste qu’il occupera jusqu’en 2020, sous la présidence d’Emmanuel Macron. En 2020, il fait son adieu aux armes.
C’est cette carrière militaire exceptionnelle, tant par les responsabilités qu’il a pu endosser que par sa longévité, que l’amiral Rogel tente de synthétiser dans cet ouvrage autobiographique, intitulé Un marin à l’Élysée et publié aux éditions Tallandier en 2023, tout en livrant sa vision des institutions militaires et des bouleversements géostratégiques dont il a été le témoin. Il y détaille notamment les coulisses de la prise de décision politico-militaire au sommet de l’État en tant que CEMP.
Une expérience opérationnelle au cœur des forces sous-marines
L’amiral Bernard Rogel a passé son enfance à Brest au sein d’une famille d’origine modeste. Très tôt, l’auteur épouse le projet de rejoindre la Marine nationale et intègre dans cette optique le Lycée naval de Brest avant de réussir le concours de l’École navale, à la suite d’un premier échec. Il y apprend les bases de la navigation et en sort en 1978 après avoir choisi la spécialité de sous-marinier. Il rejoint donc les forces sous-marines et ses sous-marins d’attaque, basés à Toulon, dans un contexte géopolitique alors simple : deux blocs se font face. Il s’agissait notamment de pister les sous-marins et les navires de surface soviétiques.
L’amiral Rogel décrit dans cette première partie de l’ouvrage les particularités du métier de sous-marinier, fait de promiscuité et où l’autorité se forge davantage par les compétences que par la hiérarchie. Ces premières années sont particulièrement intenses et les patrouilles incessantes. Ce dernier est nommé commandant du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Casabianca. Le commandement d’un sous-marin y est décrit comme très centralisé, renforçant ainsi la sollicitude du chef dans un milieu complexe marqué par l’incertitude.
Dans le même temps, l’amiral Rogel assiste à l’écroulement du bloc soviétique, amenant les missions des sous-marins à se diversifier sans faire disparaître la menace russe pour autant. Sa prise de commandement du SNLE L’Inflexible constitue l’apogée de sa carrière dans les forces sous-marines, en endossant la responsabilité d’assurer la survie de la Nation à travers la dissuasion nucléaire, en se dissimulant au fonds des océans au cours de missions durant généralement près de quatre-vingts jours. L’auteur y détaille la manière dont se passe une patrouille, les principes ainsi que les règles qui la guident.
Au centre des décisions opérationnelles à l’État-Major des Armées
En 2006, l’amiral Rogel débute sa seconde partie de carrière, en état-major, en devenant chef du cabinet du général Jean-Louis Georgelin, alors CEMA. L’auteur y décrit ses missions, notamment la nécessité de trier le flot d’informations parvenant au CEMA, et la lourdeur des procédures de validation des dossiers. D’après l’amiral, ce poste lui a permis de comprendre l’importance de la coopération interarmées, qui ne fait toutefois pas disparaître les rivalités entre elles. Il y a vécu la Révision générale des politiques publiques, période difficile pour les armées caractérisée par une fonte des effectifs et la mutualisation des fonctions de soutien.
En 2009, l’amiral est nommé sous-chef d’état-major « Opérations » (SCOPS), c’est-à-dire adjoint du CEMA chargé des opérations, avec sous sa responsabilité le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO). A l’époque, les opérations étaient alors centrées sur les « opérations extérieures » (OPEX) dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et l’instabilité régionale en Afrique et au Moyen-Orient. L’auteur met en avant la contradiction entre la réduction constante des moyens dédiés aux armées depuis la chute de l’URSS et la focalisation sur un modèle expéditionnaire d’un côté et le maintien de missions très diverses, allant de la protection du territoire à la dissuasion nucléaire, de l’autre.
Parmi les grandes « OPEX », l’amiral Rogel a chapeauté celle en Afghanistan, où un contingent français de près de 4000 soldats était placé sous commandement américain au sein de l’OTAN. La guerre de contre-insurrection qui y était menée contre les Talibans s’accompagnait d’une aide au développement, pour « gagner les cœurs et les esprits », et de la formation de l’armée afghane, sans parvenir pour autant à compenser les faiblesses de l’État central. L’amiral connût également en 2010-2011 l’opération Licorne qui a consisté à organiser, avec succès, l’évacuation des ressortissants français et européens de Côte d’Ivoire, en proie à une guerre civile. De la même manière, une évacuation des ressortissants français fût menée en 2011 en Lybie alors que Mouammar Kadhafi réprimait l’insurrection de sa population. L’opération Harmattan fût ensuite mise en œuvre par les forces françaises, britanniques et américaines pour frapper les moyens militaires libyens, mettant fin aux massacres de civils, mais déstabilisant durablement le pays.
Chef d’État-Major de la Marine dans une période de mutation
En 2011, l’amiral Bernard Rogel est nommé Chef d’État-Major de la Marine. L’un de ses principaux défis, nous dit-il, a été de sensibiliser les autorités sur l’importance croissante des enjeux maritimes, dans le cadre de la mondialisation, alors qu’il s’agit d’un milieu peu connu en France. L’auteur a été à l’époque témoin de la militarisation des mers, à l’instar de l’essor spectaculaire de la marine chinoise.
Face à ce réarmement naval, la Marine nationale manquait alors de bâtiments, dont le nombre n’avait cessé de diminuer depuis les années 1990. La déflation des moyens de la marine s’est pourtant poursuivie, à l’image du Livre blanc publié en 2013, qui prévoyait une baisse du budget des armées afin de réduire le déficit public, tout en préservant le modèle complet d’armées. La Marine a notamment fait face à une baisse importante du nombre de ses personnels, faisant de leur fidélisation un enjeu central.
Pour faire face aux défis de la réduction des moyens de la Marine et continuer à assurer les nombreuses missions qui lui étaient assignées, l’amiral Rogel a initié un plan d’orientation stratégique « Horizon Marine 2025 ». Au cours de ses nombreuses visites en unités, il prît soin de sonder leurs besoins alors qu’ils subissaient une dégradation constante de leurs conditions de travail. Un suivi individualisé et centralisé des carrières fût décidé. L’amiral détaille l’importance des coopérations développées par la Marine nationale avec les autres marines, notamment américaine, européennes mais également celles d’Indo-Pacifique ou du Golfe de Guinée.
Une coopération existait à cette époque avec la marine russe, à qui la France devait vendre deux porte-hélicoptères amphibies (PHA), avant de se rétracter après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Malgré la baisse des moyens de la Marine en volume, leur modernisation s’est poursuivie, avec les arrivées des frégates multi-missions, des hélicoptères NH90, des Rafale Marine ou encore des SNA de classe Suffren, nécessitant d’adapter le personnel à ces matériels fortement numérisés.
Au cœur de l’Élysée comme Chef d’État-Major Particulier du président de la République
Si l’amiral Bernard Rogel occupa le poste d’adjoint au Chef d’État-Major Particulier (CEMP) du président de la République Jacques Chirac entre 2004 et 2006, poste alors occupé par le général Jean-Louis Georgelin, il fût lui-même nommé CEMP par François Hollande en 2016, alors qu’il devait prendre sa retraite. L’auteur explique au fil des pages le rôle peu connu du CEMP, à savoir conseiller le président de la République sur les questions de défense et jouer le rôle d’intermédiaire entre l’Élysée et les armées. Le rythme y est décrit comme très soutenu avec des dossiers complexes et nombreux à gérer. Le CEMP est notamment chargé de préparer les Conseils de défense – l’amiral Rogel assistera à près de 200 d’entre eux – au cours desquels il s’agit de définir la politique de sécurité et de défense et de suivre sa mise en œuvre.
Le CEMP coopère très étroitement avec le conseiller diplomatique du président, tant les domaines diplomatique et militaire sont imbriqués. Le surlendemain de sa prise de fonction en tant que CEMP, l’amiral Rogel avait dû organiser un Conseil de défense après les attentats de Nice, le jour de la fête nationale. Il y fût décidé de rendre les Conseils de défense hebdomadaires, alors qu’ils étaient jusqu’alors trimestriels. L’opération Sentinelle fût également renforcée et l’état d’urgence prolongé. Face au fort désir d’engagement des citoyens après les attentats, une rationalisation des réserves fût initiée à travers la création de la Garde Nationale. Un accroissement des opérations militaires au Levant fût également implémenté, afin d’y détruire l’État islamique et de former les troupes irakiennes.
Outre le suivi de l’opération Barkhane au Sahel, l’amiral Rogel devait accompagner le président Hollande lors de ses visites et des grands évènements internationaux, ce qui lui a permis de rencontrer la plupart des grands dirigeants mondiaux. Il a pu assister aux réunions entre la France, l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie pour tenter de parvenir à un cessez-le-feu dans le Donbass ou encore à l’appel entre François Hollande et Donald Trump après son élection en 2016.
En 2017, l’amiral Rogel a assisté à l’élection d’Emmanuel Macron. L’auteur nous explique que l’arrivée d’un nouveau président de la République doit être préparée, à travers une présentation générale de la situation des armées, marquées en l’occurrence par une baisse continue de leur budget et de leurs effectifs, ainsi qu’un tour d’horizon de la situation géostratégique, déjà caractérisée à l’époque par le retour de la compétition entre grandes puissances, dont l’Europe n’était que spectatrice. Ce tableau général sera présenté à Emmanuel Macron après son investiture, qui donne lieu à une réunion avec le CEMP pour lui expliquer les procédures pour déclencher le feu nucléaire. L’amiral décrit ce moment solennel comme la véritable intronisation du président en tant que chef des armées. L’auteur décrit ses rapports très francs avec le président, qui a choisi de le maintenir à son poste. Il insiste notamment sur le respect des engagements présidentiels d’arrêter l’érosion des capacités des armées et de lancer leur modernisation tout en les préparant à l’hypothèse d’un conflit de haute intensité.
L’amiral Rogel explique avoir pu observer une accélération du rythme sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, par rapport à celui de François Hollande, qu’il explique par la réforme des procédures internes en supprimant des intermédiaires sources de ralentissements. Une autre raison réside dans l’accélération continue du monde d’après l’auteur. Face à la contraction des temps médiatiques, politiques mais aussi militaires, il revient au président de prendre en compte le temps long pour définir les orientations stratégiques. Emmanuel Macron a dans cette optique maintenu les Conseils de défense sur une base hebdomadaire tout en les élargissant à de nombreux ministères pour prendre en compte tous les types de risques et menaces.
Outre les nombreuses visites du président auprès des militaires dès le début de son mandat, notamment à Gao, au Mali, et sur le SNLE Le Terrible, l’amiral Rogel a vécu une crise sans précédent au sommet de l’institution militaire, avec la démission du général Pierre de Villiers, alors CEMA, après qu’il est critiqué publiquement la décision du président de réduire, temporairement, les crédits budgétaires alloués aux armées. Pourtant, comme le rappelle l’auteur, la loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2019-2025 a permis d’éviter le déclassement militaire de la France en comblant l’érosion des capacités des armées et en poursuivant leur modernisation.
La présidence d’Emmanuel Macron a aussi été marquée par la volonté de bâtir l’Europe de la défense. L’un des enjeux de ce projet selon l’amiral fût de convaincre les pays européens mais aussi les militaires français eux-mêmes, largement sceptiques. Le lancement de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), une structure de coopération ad hoc se voulant souple, a permis de lancer des opérations européennes efficientes, comme Takuba au Sahel. Parmi les moments marquants en tant que CEMP, l’amiral Rogel décrit en particulier l’opération Hamilton, lancée en 2018, et visant à frapper les installations d’armes chimiques du régime syrien, après qu’il les ait utilisées contre sa population. Il a également pu être témoin du dialogue constant avec la Russie, symbolisé par la visite de Vladimir Poutine au fort de Brégançon en 2019.
L’auteur décrit également l’enlisement progressif du dispositif français au Sahel, qui n’a pas pu compenser les faiblesses des États locaux et contrer la montée du sentiment antifrançais, malgré une implication militaire française toujours forte, ponctuée par de nombreuses pertes. Outre les OPEX, l’amiral a dû faire face à l’épidémie du Covid-19 en 2020, durant laquelle des moyens militaires avaient été mobilisés et l’opération Résilience lancée. L’amiral Bernard Rogel a finalement quitté son poste de CEMP en août 2020 à l’âge de 65 ans et mis fin à sa riche carrière militaire.
Notre avis
L’ouvrage autobiographique de l’amiral Bernard Rogel permet de retracer une carrière exceptionnelle au sein de la Marine nationale et plus largement des armées. A travers son parcours, l’auteur se place en témoin mais aussi acteur des mutations de l’institution militaire au cours d’une période marquée par de profonds bouleversements géopolitiques, allant de la chute de l’URSS au retour de la confrontation entre puissances. Le livre nous permet de saisir l’étendu du spectre couvert par la défense, de sa dimension très concrète et opérationnelle au sein des forces sous-marines à sa dimension la plus stratégique, à savoir la définition de la politique de sécurité et de défense aux côtés du président de la République.
Sa principale vertu réside dans la description du rôle méconnu du CEMP et participe ainsi à sa démythification. Adoptant un style simple et une posture se voulant la plus transparente possible, l’amiral Rogel parvient au fil des pages à décrire chacun de ses postes sans rentrer dans des détails futiles ou des aspects techniques, mais au contraire en agrémentant son récit d’anecdotes personnelles et d’analyses sur la situation géopolitique et les rouages des institutions militaires et plus largement étatiques, sans cacher les rapports parfois conflictuels entre les différents acteurs.
Si le caractère partial du récit, inhérent à l’autobiographie, doit rester à l’esprit du lecteur, l’amiral n’en parvient pas moins à nous transmettre sa passion pour le milieu maritime et sa soif de servir la France. Son ouvrage constitue une démarche louable, tant les mers constituent un espace stratégique, aujourd’hui comme demain, et que le sens du collectif est indispensable pour faire face aux innombrables défis.
M.L.