L’été émirien

Envoi d’une sonde vers Mars, mise en service d’un premier réacteur nucléaire et rapprochement diplomatique inédit avec Israël : les Émirats Arabes Unis ont profité de la belle saison pour être au cœur de l’actualité internationale malgré l’omniprésence de la question sanitaire. Fruits de processus stratégiques et diplomatiques engagés depuis de nombreuses années, ces événements confortent la position d’Abou Dhabi comme pièce centrale du jeu d’échec moyen-oriental.

Hasard du calendrier ou agenda politique soigneusement préparé ? Il est en tout cas remarquable que les Émirats Arabes Unis aient par trois fois fait la une de l’actualité internationale en l’espace de quelques semaines. Tout a commencé le 19 juillet, lorsque décollait depuis le Japon la sonde émirienne Al Amal (« l’espoir ») à destination de l’orbite martienne. Ce sont moins ses missions futures -à savoir l’étude de l’atmosphère et du climat martiens-   qui ont attiré l’attention que le simple fait qu’un État si petit (9,5 millions d’habitants dont moins de 20% de nationaux) et si peu connu pour ses exploits extra-atmosphériques puisse mener une telle mission. Les Émirats Arabes Unis n’ont néanmoins pas travaillé seuls sur ce projet d’exploration spatiale puisque Al Amal a été conçue en étroite collaboration avec le laboratoire de physique atmosphérique et spatiale rattaché à l’Université du Colorado et lancée au moyen d’une fusée japonaise H-IIA. La date de ce lancement a obéi à l’impératif pratique posé par les limites d’une fenêtre de tir vers Mars dont ont également profité les missions chinoise Tianwen 1 le 23 juillet et américaine Mars 2020 le 30 juillet, installant symboliquement les Émirats Arabes Unis au même rang que les deux puissances mondiales. Le feuilleton émirien se poursuivait le 1er août quand fut annoncée la mise en service du premier des quatre réacteurs nucléaires de la centrale de Barakah. Construite par un consortium comprenant l’Emirates Nuclear Energy Corporation et surtout le Sud-Coréen Korea Electric Power Corporation, la première centrale nucléaire du monde arabe répondra à terme à 25% des besoins énergétiques nationaux. Son couplage au réseau émirien est annoncé le 19 août. Entre-temps, Abou Dhabi annonçait un rapprochement diplomatique inédit avec Israël le 13 août. Celui-ci doit aboutir à une normalisation des relations entre les deux États, à savoir l’établissement d’ambassades, d’une liaison aérienne et de partenariats commerciaux officiels. Cette annonce brise un tabou des relations israélo-arabes alors que seuls l’Égypte et la Jordanie ont officiellement des relations diplomatiques avec l’État hébreu et que d’autres pays comme Bahreïn[1] ou Oman pourraient emboîter le pas aux Émirats Arabes Unis. Le prétexte donné par ces derniers est la participation à la solution à deux États en Palestine au prix de l’arrêt de la politique israélienne de colonisation en Cisjordanie. Reste à savoir si les deux parties interprètent cette condition de la même manière, le terme d’ « arrêt » étant compris par la plupart des observateurs comme un gel des positions actuelles plutôt que comme un retrait. Suite logique et attendue du rapprochement des deux pays, un premier vol commercial transportant une délégation israélo-américaine menée par le Haut-conseiller et gendre du président américain Jared Kushner a relié Tel-Aviv à Abou Dhabi le 31 août en traversant l’espace atmosphérique saoudien. Mais alors que traduisent ces événements de la position qu’occupent désormais les Émirats Arabes Unis au Moyen-Orient et dans le monde ?

Affichage d’une puissance relative

Assemblage d’émirats désertiques modestes, les Émirats Arabes Unis sont rapidement devenus célèbres après leur création en 1971 pour les ressources pétrolières et gazières immenses dont ils disposent. La manne financière générée par l’exportation de ces matières premières les a dotés de capacités d’investissement non négligeables. A l’instar d’autres pays de la région vivant essentiellement du produit de cette rente, les Émirats Arabes Unis ont conscience depuis de nombreuses années de la nécessité du développement d’autres secteurs nationaux générateurs de revenus et d’autres sources d’énergies pour anticiper l’après-pétrole. En parallèle, les Émirats Arabes Unis ont toujours été désireux d’apparaître sur la scène internationale, notamment pour développer le tourisme. En témoignent par exemple le rachat spectaculaire du club de football anglais de Manchester City ou la construction du Burj Khalifa, plus haut gratte-ciel au monde. Même s’il recouvre un réel projet scientifique, l’envoi d’une sonde vers Mars est à l’image de cette volonté de visibilité. L’envoi d’une sonde sur une autre planète du système solaire était auparavant l’apanage des grandes puissances comme les États-Unis, la Russie, l’Europe, la Chine et l’Inde. En suivant ce chemin Abou Dhabi donne l’impression de boxer dans une catégorie qui n’est pas la sienne. Mais ce désir de puissance se couple indéniablement avec des objectifs pratiques. La construction de quatre réacteurs nucléaires très puissants permet certes de se démarquer symboliquement des pays de la région qui n’en possèdent pas -à l’exception de l’Iran et d’ici quelques années de la Turquie- mais surtout d’opérer une transition nécessaire vers une plus grande autonomie énergétique vis-à-vis du pétrole et du gaz.

Alter-ego de l’allié saoudien

Longtemps théoriquement unifié dans la lutte contre Israël, le monde arabe a laissé apparaître ses divisions depuis les Printemps arabes et les guerres civiles qui en ont découlé en Syrie, en Irak, en Libye et au Yémen. Depuis juin 2017 et la rupture des relations diplomatiques entre le Qatar et le reste des pays du Conseil de Coopération du Golfe, un clivage supplémentaire divise ouvertement les États du Moyen-Orient. Ainsi, le Qatar s’est rapproché de la Turquie avec laquelle il soutient les mouvements liés aux Frères musulmans tandis que les autres États du Golfe et l’Égypte les combattent. L’affrontement est militaire en Libye où les premiers soutiennent financièrement et matériellement le gouvernement d’Union nationale de Fayez Al Sarraj, tandis que les seconds appuient l’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar. Il est également diplomatique puisque le Qatar, la Turquie, l’Autorité palestinienne et le Hamas ont condamné le rapprochement israélo-émirien en parlant de « trahison ». Ce clivage a souvent pu conduire à identifier un duo saoudo-émirien aux commandes de l’opposition au Qatar et à l’Iran, popularisé par l’apparente complicité des princes héritiers Mohammed Ben Salman « MBS » et Mohammed Ben Zayed « MBZ ». Mais ce tandem a pu paraître déséquilibré au regard du poids économique, démographique et symbolique supérieur de l’Arabie Saoudite par rapport aux Émirats Arabes Unis. Or les événements estivaux démontrent que ce déséquilibre n’est sans doute pas si flagrant. Symboliquement d’abord, les Émirats Arabes Unis prennent le relais de l’Arabie Saoudite dans la conquête spatiale arabe puisque c’est le prince saoudien Sultan Ben Salman Al Saoud qui avait été le premier voyageur arabe dans l’espace en 1985, à bord de la navette spatiale américaine Discovery. Plus concrètement ensuite, Abou Dhabi initie un processus diplomatique inédit dans l’histoire du monde arabe en se rapprochant d’Israël et se place de facto en tête de pont. Sur un tel sujet, l’Arabie Saoudite ne peut être chef de file dans la mesure où son statut de protectrice des Lieux saints musulmans l’empêche d’opérer un virement à 180 degrés par rapport à sa position traditionnelle de rejet d’Israël – position qu’elle a pourtant abandonné officieusement depuis longtemps. Ainsi en 2018 Mohammed Ben Salman avait déclaré être prêt à faire la paix avec l’État hébreu tout en reconnaissant que la question palestinienne demeurait un obstacle.

Volonté d’incarner la modernité arabe

Depuis qu’ils possèdent des moyens d’investissement conséquents, les Émirats Arabes Unis tentent d’attirer les regards et les touristes par l’exaltation de la modernité matérielle. Ainsi en va-t-il des gratte-ciels impressionnants, des îles artificielles démesurées et des parcs d’attraction utilisant des technologies numériques de pointe qui font la célébrité de Dubaï, plus grande ville du pays. La métropole doit même accueillir l’exposition universelle de 2020, laquelle, faute à la situation sanitaire mondiale actuelle, ne devrait se tenir qu’à partir d’octobre 2021. Les événements estivaux témoignent de la volonté émirienne d’incarner la modernité : une modernité matérielle, comme l’illustrent le lancement d’une sonde ou la mise en route d’un réacteur nucléaire, mais également idéologique, comme en témoigne le rapprochement avec Israël. La position arabe traditionnelle est le refus de la reconnaissance de l’État hébreu. Mis à part l’Égypte et la Jordanie qui ont agi dans le but de récupérer le Sinaï pour l’un, et de protéger sa frontière pour l’autre, seule la Mauritanie a établi des relations diplomatiques avec Israël sans y être contrainte, entre 1999 et 2009. La position émirienne peut donc se prévaloir d’une certaine modernité dans sa façon d’envisager des relations normalisées avec l’ennemi héréditaire, tirant leçon de l’inefficacité de la posture diplomatique traditionnelle. Les Émirats Arabes Unis sont aujourd’hui désireux d’apparaître comme une sorte d’alter-ego arabe à la « start-up nation israélienne »[2] avec laquelle ils comptent commercer activement. Ainsi, dès le 16 août, un accord commercial était signé entre APEX National Investment (EAU) et TeraGroup (Israël) pour mettre au point un test de dépistage à la Covid-19. Abou Dhabi entend également intensifier ses échanges d’équipements agricoles avec Tel-Aviv -grand exportateur dans le domaine- afin de réduire sa dépendance aux importations alimentaires. Enfin, le rapprochement israélo-émirien pourrait avoir été une condition à l’obtention d’avions de chasse américains F-35 dont seul l’État hébreu possède des exemplaires dans la région.

Si les faits relevés ci-dessus semblent, par certains d’aspects, relever de la simple apparence, l’importance prise par les Émirats Arabes Unis dans les relations diplomatiques et stratégiques du Moyen-Orient, et donc du monde, est indéniable. Les événements estivaux ne sont que la confirmation d’une montée en puissance orchestrée depuis plusieurs décennies et permise par les ressources naturelles exceptionnelles dont a su tirer parti le pays. Reste qu’une reprise de la colonisation en Cisjordanie par Israël pourrait faire échouer les relations balbutiantes des Émirats Arabes Unis avec l’Etat hébreu et faire subir un terrible camouflet à ce petit pays qui se rêve grand.

Par Gaspard Béquet

 

[1] Le 11 septembre dernier, Donald Trump a effectivement annoncé la normalisation des relations diplomatiques entre Bahreïn et Israël

[2] Une équipe cycliste israélienne créée en 2015 s’appelle d’ailleurs « Israël Start-up Nation »

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