Entretien avec… Guillaume Farde et Romain de Calbiac

G. Farde, R. de Calbiac (2020). Le continuum de sécurité nationale. Edition Hermann : Paris.

Après avoir exercé pendant plus de dix ans dans le secteur privé de la sécurité et de la défense, Guillaume Farde est aujourd’hui consultant indépendant en renseignement d’affaires, en sûreté et en influence. Il est également réserviste citoyen de la Gendarmerie nationale et administrateur du fonds de dotation pour la Garde Républicaine. Quant à Romain de Calbiac, son parcours est mêlé de séjours en ambassade de France, au sein de la Représentation permanente de la France auprès de l’UE, ainsi qu’au ministère des Armées. Il travaille désormais dans une entreprise française de conseil et d’ingénierie spécialisée dans les domaines de la sûreté-sécurité et de la gestion des risques, tout en faisant également partie de la réserve opérationnelle de l’Armée de Terre.  

L’équipe de SPDS les a rencontrés dans le cadre de la publication de leur ouvrage Le continuum de sécurité nationale paru en juin 2020.

Afin de modéliser et d’institutionnaliser le continuum de sécurité nationale, et de véritablement pérenniser cette coopération entre la puissance publique et le secteur privé, vous indiquez qu’il existe trois ressorts sur lesquels agir. Il s’agit tout d’abord du ressort juridique, soit de la mise en place d’un cadre légal. Ensuite, vous citez le ressort économique et l’établissement d’un marché français de sécurité et de défense compétitif. Et enfin, vous mentionnez le ressort symbolique du continuum, notamment pour déconstruire la défiance à l’égard du secteur privé. Qu’est-ce que ce dernier ressort implique ?

Guillaume Farde : Posons tout d’abord le cadre général : l’idée qu’il n’est pas naturel pour les administrations de travailler avec les entreprises est une idée très française. C’est le produit de notre Histoire, du fait que la République s’est construite en opposition à la monarchie, et a cherché à récupérer des prérogatives régaliennes  – y compris dans le domaine de la sécurité.  Pour s’assurer que le secteur privé ne lui conteste jamais ce monopole de la sécurité, la République a chassé jusqu’aux plus petites associations public-privé et a construit des figures repoussoir comme le mercenariat. A l’inverse, en Angleterre, où la tradition contractualiste est forte, il est parfaitement naturel de faire appel aux entreprises pour fournir de la sécurité : lorsque l’Etat n’est pas capable d’assurer le niveau de sécurité que l’on attend, on peut lui substituer le marché.

Romain de Calbiac : La différence symbolique de statut entre les fournisseurs publics de sécurité et les fournisseurs privés est inscrite dans des dispositions réglementaires. On peut, par exemple, penser à la tenue des vigiles que l’on rencontre dans les supermarchés ou les aéroports, qui doit permettre de les distinguer facilement des forces de l’ordre « régaliennes ». Il y a une volonté forte de prévenir tout risque de confusion entre ces deux forces chez le citoyen. De même, le non-armement des agents privés a longtemps contribué à les distinguer des forces de l’ordre et de leurs misssions et préogatives les plus opérationnelles, bien que cela ait évolué avec l’irruption du terrorisme de masse en France. Dans le domaine de la défense, l’association entre l’armée et les entreprises privées a longtemps été proscrite ou réduite à la portion la plus congrue possible. Jusque dans les années 90, schématiquement, il était inconcevable que des entreprises privées opèrent aux côtés des forces armées. Aujourd’hui, si l’on se rend par exemple dans le Nord du Mali, on trouverait assez aisément des traces de la présence d’industriels et de fournisseurs, l’interdit ayant été levé pour faire face au poids des contraintes budgétaires et opérationnelles associées.  

Guillaume Farde : Le chantier symbolique est un chantier essentiel à la construction du continuum de sécurité nationale. Le secteur privé a été privé de reconnaissance. Beaucoup ont considéré qu’il était plus noble de travailler à la défense et à la sécurité de la France dans le secteur public que dans le secteur privé ; qu’être agent de sécurité privée, ce serait moins valorisant que d’être policier ou gendarme. Or, tant que ce mépris persistera, le continuum restera bloqué. On ne peut pas envisager de bâtir un partenariat en méprisant son partenaire. L’uniformisation des tenues, par exemple, serait un pas symbolique fort, tout comme l’intégration d’un conseiller de sécurité privé au ministère de l’Intérieur.

Quel rôle ont joué les attentats, en particulier ceux de 2015, sur l’évolution du rôle des acteurs de la sécurité privée dans le continuum de sécurité nationale ?

Guillaume Farde : Les agents de sécurité privé assurent majoritairement des missions de surveillance et de gardiennage au profit d’entreprises privées. Par conséquent, avant 2015, l’Etat ne s’était pas beaucoup intéressé à ces acteurs, si ce n’est sous l’angle coercitif, en corrigeant par des actes réglementaires les dérives de la profession. Or, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, la demande de sécurité privée a explosé : d’un côté, tous les directeurs sûreté des grandes entreprises de notre pays ont pris des mesures pour renforcer la sécurité de leur entreprise ; de l’autre, les pouvoirs publics, suivant une ligne politique de refus de céder à la peur, ont dû acquérir les moyens d’assurer la sécurité des grands événements festifs, sportifs et culturels qui se succédaient (marchés de Noël, Euro de football, Tour de France… ) dans un contexte de menace terroriste très élevé.  Du jour au lendemain, les pouvoirs publics ont dû coopérer avec les acteurs de la sécurité privée sans avoir eu le temps de mettre en place un cadre à cette coopération. Par conséquent, si la relation entre pouvoir public et sécurité privée a évolué, les difficultés ont perduré.

Mais les attentats n’ont pas été les seuls moteurs de l’intégration des acteurs de la sécurité privée dans le continuum de sécurité nationale. Les coupes budgétaires ont également joué un rôle important…

Guillaume Farde : Il faut distinguer les évolutions sur le temps court de celles sur le temps long. Sur le temps long, à partir du milieu des années 2000, le budget dédié à la sécurité baisse. Entre 2005 et 2011, il y a eu une réduction très significative du nombre de policiers et de gendarmes. Mais les besoins en sécurité n’ont pas disparu. C’est ce qui explique que les années 2000 ont été des années de croissance pour les activités de surveillance humaine. En revanche, sur le temps court, les attentats ont créé un choc de demande immédiat.

“Des nouveaux besoins de sécurité émergent, qui ne peuvent de toute façon pas être satisfaits par les seules forces de l’ordre”

Romain de Calbiac : Pour illustrer cette idée du “choc de demande”, songez que, même avant la mise en place de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) et la forte réduction des effectifs de police, il n’y avait de toute façon pas suffisamment de policiers pour surveiller des endroits comme les centres commerciaux et cela ne constituait, de toute facon, pas une de leurs priorités. Aujourd’hui, non seulement les effectifs de police ont été réduits, mais les centres commerciaux sont devenus de véritables cibles. Des nouveaux besoins de sécurité émergent donc, qui ne peuvent de toute façon pas être satisfaits par les seules forces de l’ordre.  

En parallèle de l’émergence de nouveaux besoins, on observe également l’émergence de nouvelles menaces, notamment cybers et numériques. Vous faites état, dans ces domaines, d’une double hybridation : une hybridation des menaces, et une hybridation des réponses. Qu’entendez-vous par là ?

Guillaume Farde : L’hybridation des menaces peut se voir de deux manières. Premièrement, cela signifie que les menaces qui existaient dans le monde physique, réel, se retrouvent dans le monde numérique, virtuel. Par exemple, la délinquance crapuleuse existe dans le monde réel : je viens, je vous frappe, je vous prends votre sac, et je m’approprie les valeurs que j’y trouve. Mais elle existe aussi dans le monde virtuel : je vous envoie un ransomware, je vous explique que si vous voulez garder vos photos souvenir, vous devez payer une rançon en crypto-monnaie. Dans les deux cas, c’est un enrichissement par la prédation. C’est une menace hybride, à la fois réelle et virtuelle. Mais l’hybridation des menaces désigne également le continuum entre des menaces physiques et des menaces virtuelles. Par exemple, un groupe terroriste peut mener une attaque numérique pour générer des dégâts bien réels. 

Romain de Calbiac : En ce qui concerne ”l’hybridation des réponses”, il faut comprendre cette expression sous l’angle du partenariat. L’univers cyber constitue le lieu où le partenariat entre le public et le privé trouve aujourd’hui le mieux à s’incarner, et le seul où le continuum est globalement achevé. La principale force de réponse aux menaces cyber aujourd’hui est d’ordre privée. Contrairement à ce qui se passe dans le domaine “physique” , il n’y a pas de réelle “police” de l’Internet. La principale force de protection sur l’Internet, ce sont les cyber défenses mises en place par les entreprises elles-mêmes, car elles sont les premières ciblées par des cyber agresseurs. L’Etat a certes mis en place des ressources dédiées, mais celles-ci sont principalement utilisées à des niveaux stratégiques. Il intervient lorsqu’il y a des menaces graves, portant sur des systèmes et des acteurs critiques , mais sa fonction principale est de sensibiliser, d’encadrer le recueil et l’analyse de la menace, de renforcer la légalité des réponses, et de faire émerger un marché pérenne, et fiable, où le niveau de protection des acteurs les plus sensibles est régulièrement contrôlé. Cette répartition des rôles a permis de faire du domaine cyber un secteur “modèle” en termes de coopération entre le public et le privé.

Si cette coopération est achevée dans le domaine cyber, il est d’autres domaines dans lesquels elle rencontre encore de grosses difficultés. C’est particulièrement le cas dans le domaine de la défense. Quelles seraient les mesures à prendre pour que l’externalisation en matière de défense fonctionne ?

Guillaume Farde : Vaste question ! Je vais citer Clemenceau : « Il faut savoir ce que l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire. » Si vous voulez avoir une externalisation qui marche, il faut en avoir envie, il faut le dire – donc l’assumer publiquement et en faire un projet politique –, et enfin le mener au bout. Cela peut paraître évident, mais lorsqu’on regarde comment ont été menées les externalisations jusqu’à maintenant, c’est assez révélateur. Au début, on ne voulait pas du tout d’externalisations. Ensuite, on n’en voulait pas davantage, mais on ne pouvait pas faire autrement : lorsque le service militaire a été suspendu, il a bien fallu remplacer les appelés. Le ministère a donc commencé à faire appel à des entreprises privées, mais sans l’assumer. Puis, dans les années 2000, le budget de la sécurité a été coupé et le ministère a voulu confier au privé davantage de grands projets. Mais ces externalisations étaient davantage motivées par la pénibilité du projet et son coût, que la plus-value que le secteur privé pouvait y ajouter. Or le secteur privé n’est pas un déversoir de ce que l’on ne veut pas faire : il est composé de sociétés commerciales, qui ont des contraintes économiques, et qui cherchent une réalité marchande ! Tout le problème de l’externalisation, c’est qu’elle n’a pas été pensée, qu’elle ne s’inscrit pas dans le cadre d’une stratégie.

“Si vous voulez avoir une externalisation qui marche, il faut en avoir envie, il faut le dire – donc l’assumer publiquement et en faire un projet politique –, et enfin le mener au bout”

Romain de Calbiac : Le domaine du “cyber” pourrait servir de modèle pour dessiner ce que pourrait être une coopération réussie entre public et privé dans le domaine des externalisations de défense, mais il faut également souligner leurs différences et limites. Dans le domaine du cyber, la configuration repose  essentiellement sur des entreprises privées qui aident d’autres entreprises privées à se mettre en sécurité. Le marché de l’externalisation est plus compliqué, puisque ce sont surtout sont des entreprises privées qui aident l’Etat à remplir une partie de ses missions. Evidemment, cette configuration et cette relation est beaucoup plus “sensible” que celle que peuvent entretenir des entreprises privées entre elles, à la fois symboliquement et opérationnellement.

La coopération avec les entreprises de service de sécurité et de défense (ESSD), en particulier, cristallise les tensions lorsqu’on aborde le sujet des externalisations. Pensez-vous qu’il soit, pour elle, le temps de la reconnaissance ?

Guillaume Farde : On ne peut pas dire qu’il n’y ait aucune reconnaissance par le secteur public du rôle que jouent les ESSD. C’est notamment visible dans le domaine de la protection des Français à l’étranger, pour laquelle une coopération a été établie en le ministère des Affaires étrangères et les entreprises de service de sécurité de défense en charge de la sécurité à l’international. Ces temps d’échange visent à ce que les acteurs apprennent à se connaître en amont pour mieux gérer les crises lorsqu’elles surviennent en aval. On peut donc considérer qu’il y a une forme de reconnaissance. Cependant, il est vrai que la loi du 14 avril 2003, qui jette l’opprobre sur les ESSD, perdure. Un premier pas que pourrait faire l’Etat serait de prendre en compte leur diversité. Lorsqu’on parle des ESSD, on met sous le même acronyme des entreprises de sécurité et des entreprises de défense : cela n’aide pas ! Il y a des entreprises qui ne font pas de l’externalisation de services de défense, d’autres qui ne font que de la sûreté à l’international… En outre, en dépit du caractère particulier des activités des ESSD, rien ne les distingue des autres entreprises commerciales : elles n’ont même pas de code NAF (NDLR : code attribué par l’Insee à chacun des secteurs d’activités économiques) dédié. Par conséquent, elles s’enregistrent en tant que sociétés de conseil en gestion pour les affaires. Enfin, les ESSD demandent du contrôle. Sans contrôle de l’État, des gens peu recommandables peuvent se revendiquer ESSD, mal travailler, et par ricochet affecter la réputation des autres ESSD.

Romain de Calbiac : La reconnaissance des ESSD progresse en France, notamment grâce aux remontées du terrain. Le continuum de sécurité est globalement une réalité dans les zones “à risque”. D’ailleurs, plus la zone est “à risque”, plus le continuum de sécurité se matérialise. Ainsi, La présence française en Irak, par exemple associe aujourd’hui très étroitement, notamment dans la protection de sites qui appartiennent à l’Etat, les opérateurs du GIGN et les opérateurs d’entreprises qui rentrent sous la dénomination de ESSD. Lorsqu’il s’agit d’évacuer des ressortissants français à l’occasion d’une une crise, les ESSD sont souvent directement intégrées au processus d’évacuation et contribuent, parfois dès en amont, au recensement des ressortissants, à la mise en sûreté des biens… Ce sont des réflexes de travail en commun qui sont parfaitement acquis, qui répondent à des logiques opérationnelles et permettent de faire avancer la reconnaissance des ESSD à d’autres niveaux.

Un cadre légal précis et abouti constitue l’un des leviers essentiels à la reconnaissance de ces activités de sécurité et de défense privées. Aujourd’hui, un certain nombre de ces dernières sont listées dans le Livre VI du Code de la Sécurité Intérieure. Cependant, beaucoup restent encore à la marge, comme les activités de conseil en sûreté et en intelligence économique. Comment faire avancer leur réglementation ?  Le CNAPS pourrait-il avoir un rôle dans le contrôle de cette réglementation ?

Guillaume Farde : Il serait possible d’ajouter des activités nouvelles à la liste des activités privées de sécurité mentionnées au  Livre VI du CSI. C’est ce qui a été fait pour les gardes armés à bord des navires, qui n’y figuraient pas avant 2014. Mais le rôle du CNAPS s’arrêtera au contrôle. Si l’on attend du CNAPS qu’il soit l’animateur d’une filière, on fait erreur : ce n’est pas son rôle ! Ce rôle incombe à l’Etat. Je crois qu’il est totalement illusoire d’espérer que les entreprises s’organisent elles-mêmes dans ce secteur. Elles sont trop fragiles pour qu’on fasse le pari de l’auto-régulation. On aurait très bien pu au moment de la création du CNAPS faire le pari des ordre professionnels, sur le modèle des pharmaciens ou des commissaires-priseurs ; mais ce n’etait pas possible parce que les entreprises de sécurité privées étaient trop fragiles. L’Etat doit donc intervenir en tant que contrôleur, mais aussi en tant que régulateur et en tant qu’animateur. Le rôle de l’animation incombe donc au ministère de l’Intérieur, pas au CNAPS.

“Je crois qu’il est totalement illusoire d’espérer que les entreprises s’organisent elles-mêmes dans ce secteur. L’Etat doit donc intervenir en tant que contrôleur, mais aussi en tant que régulateur et en tant qu’animateur”

Un mot de conclusion ?

Guillaume Farde : L’ouvrage est dédié aux étudiantes et aux étudiants de Sciences Po, et cherche à les convaincre que le continuum de sécurité et de la défense conceptualise les évolutions  à venir de leur secteur professionnel. Celles et ceux qui cherchent à travailler dans le milieu de la sécurité et de la défense ne travailleront pas dans un monde cloisonné. Ils réaliseront des allers-retours de carrière, et ne doivent pas avoir le sentiment de voyager entre deux mondes contraires. Le public et le privé sont les deux hémisphères d’un même monde ! Où qu’ils travaillent, quel que soit leur métier, quel que soit leur rôle, les étudiantes et les étudiants participeront tous à la sécurité de la Nation. Il faut avoir des logiques de rassemblement : c’est cela l’équipe France !

Romain de Calbiac : Les deux hémisphères de cette “équipe France” qu’évoque Guillaume sont toutes aussi honorables l’une que l’autre. Il faut juste que les gens s’y engagent en  y mettent leur cœur et leur âme et reçoivent la reconnaissance et la considération qu’ils méritent en retour. Il est temps que certaines oppositions héritées du passé, qui sont responsables des blocages que l’on observe aujourd’hui, soient dépassées.  

 

Propos recueillis par Rhéa Fanneau de La Horie et Claire Mabille 

Comité de rédaction

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Revenir en haut de page