Marc-Antoine Pérouse de Montclos est chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il a été professeur à Sciences Po, et enseigne actuellement à l’Institut de Géographie. Spécialiste du Nigéria, il a ensuite été amené à travailler sur Boko Haram, puis sur le Mali. Dans son dernier ouvrage, Une guerre perdue : La France au Sahel, publié en janvier 2020 aux éditions Jean-Claude Lattès, il livre une analyse fine de l’intervention française au Sahel, nourrie par une connaissance approfondie du terrain. Entretien.
Votre livre s’intitule Une guerre perdue, la France au Sahel ; vous commencez le livre en disant que, dès le début, l’intervention française au Mali vous répugnait. Pourtant, vous ne vous définissez pas comme antimilitariste et jugez de manière favorable le bilan des opérations Artémis et Sangaris. Qu’est-ce qui vous a fait penser que l’opération Serval était différente ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : C’était une opération infaisable. Elle se fondait en effet sur une analyse erronée en se focalisant sur des groupes insurrectionnels alors que le djihadisme n’est jamais que le symptôme d’une profonde crise de l’État au Sahel. Résultat, on s’est attaqué aux symptômes, et non pas aux causes du problème. Le problème de fond est de construire des États, notamment au Mali. Les dirigeants français se sont fourvoyés en imaginant qu’une intervention militaire apporterait des solutions. C’est un cercle vicieux : plus nous envoyons de soldats, plus il y a de djihadistes. Comme l’a montré récemment le coup d’État au Mali, nous sommes bien dans une guerre ingagnable. Avant d’être militaire, la solution ne peut être que politique.
Outre l’erreur de diagnostic, vous soulignez deux points qui rendaient le succès de l’intervention française impossible : les alliances conclues avec les armées africaines, et l’inadaptation des forces françaises à une guerre asymétrique.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Il est impossible de mener une lutte contre des groupes insurrectionnels, qualifiés de terroristes, sans avoir le soutien de la population et sans s’appuyer sur des forces de sécurité locales efficaces. Les armées de la région ne protègent pas les civils. Du coup, la population des zones de conflits se tourne, faute de mieux, vers les groupes insurrectionnels. De plus, les armées régulières tuent trop souvent des civils. Des jeunes ont ainsi rejoint les groupes armés pour venger la mort de proches.
Il faut également mentionner les procédures de sanctions économiques, censées limiter la capacité des insurgés à se ravitailler. Ces mesures ont un impact démesuré sur les civils et renforcent ainsi le sentiment de défiance vis-à-vis de l’État. Pour prendre un exemple concret, l’interdiction des motos [ndlr, la moto est le moyen de déplacement principal des djihadistes au Sahel. Elle leur permet une extrême mobilité et une relative discrétion] rend tout simplement impossible le déplacement dans les zones rurales. Enfin, les révoltes au nom du Coran ne sont que la face visible d’une multitude de conflits locaux, qui sont de fait ingérables pour la France.
Vous n’adhérez donc pas à l’explication de la montée du djihadisme par la « radicalisation de l’Islam » ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Je suis en effet opposé à cette thèse et me sens plus proche des analyses d’Olivier Roy à propos d’une « islamisation de la radicalité ». Depuis fort longtemps, l’Islam sert en fait à justifier des révoltes sociales et à contester des mécanismes de transmission héréditaires des compétences religieuses, comme aujourd’hui au Mali avec la Katiba Macina (un des groupes djihadistes de la zone). Historiquement, nous observons ainsi des séquences maintes fois répétées : des imams dénonçant des pouvoirs injustes sont bannis ou tués et, en réponse, leurs partisans prennent les armes. C’est d’ailleurs un thème que je développe dans mon prochain livre sur Les métamorphoses de l’islam en Afrique.
L’un des arguments phare en faveur de l’intervention était d’empêcher la création d’un Etat djihadiste et terroriste au Mali. Selon vous, cette hypothèse était-elle crédible ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Je pense que non. S’ils ont bien une capacité à créer du chaos, ces mouvements ne sont pas porteurs d’une alternative politique, contrairement aux mouvements de libération qui, du temps de la guerre froide, voulaient plus nettement affirmer des projets d’Etat viables. Les rares exemples où l’on a vu des djihadistes gérer du politique, comme à Tombouctou en 2012, n’ont pas été très probants. Par ailleurs, ces groupes n’ont jamais commis d’attentats outre-mer. De ce point de vue-là, l’intervention de la France relève de la guerre préventive, pour éviter la création d’une plateforme terroriste à la manière de l’Afghanistan. Le problème est que l’hypothèse d’une globalisation de la menace est très discutable car elle suppose des connexions étroites avec les groupes djihadistes du monde arabe et une fantasmatique internationale islamiste. Pour l’instant, les contacts ont été sporadiques.
Vous critiquez la dénomination des groupes comme « terroristes ». Pourquoi cette dénomination pose-t-elle problème selon vous ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Dès lors que ces groupes sont qualifiés de « terroristes », la solution militaire apparaît comme la seule envisageable. On s’interdit la possibilité de négociations, même si la libération récente d’otages montre bien que des canaux de communication existent. Le fait de désigner un groupe comme terroriste nous fait aussi sortir du droit international humanitaire et encourage les exécutions extra-judiciaires avec des « disparitions » que les populations locales ont du mal à distinguer des enlèvements ou des assassinats commis par les insurgés. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans la langue Kanouri aux abords du lac Tchad, le mot « terrorisme » est utilisé pour désigner des unités militaires du gouvernement. En réalité, l’obsession d’un terrorisme « global » est décalée par rapport aux attentes de la population, qui se préoccupe d’abord du banditisme de grand chemin, des saisons agricoles, du risque de maladies et de l’accès à l’école. Voir dans la menace djihadiste la priorité de la région contribue à éloigner la France du soutien des populations locales, essentiel dans une guerre asymétrique.
Au regard des évènements récents au Mali, quel bilan tirez-vous de l’intervention française ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : On a un peu l’impression d’être revenu à la case départ, au moment du putsch de 2012. Le coup d’État de 2020 a fait le jeu des djihadistes car l’armée malienne est occupée à se disputer les prébendes du pouvoir à Bamako et non à combattre dans le nord. En 2013, la lettre de mission de l’Élysée prévoyait de rétablir l’État de droit au Mali. À ce titre le putsch sonne comme un terrible aveu d’échec pour la France. Même en ce qui concerne l’aspect militaire le bilan est négatif : les groupes armés descendent progressivement vers le sud, bien plus peuplé, laissant présager bien des problèmes à venir.
On entend souvent dire : « Si les Français n’étaient pas là, ce serait bien pire ». Le pays reviendrait probablement à la case départ, avec des djihadistes au pouvoir au nord. Mais d’un autre côté nous avons vu que la présence française n’a pas empêché la situation de continuer à se dégrader. Se pose donc une question de responsabilité. Soit la France reste en retrait et a une responsabilité indirecte en étant accusée de laisser les Maliens à leur triste sort, soit nos troupes sont présentes sur le terrain et la France assume une responsabilité directe dans la dégradation des évènements. Le sommet de Pau en janvier 2020 a créé un commandement conjoint entre la force Barkhane et les pays du G5 Sahel. Dès lors il existe un risque que les défaillances et les exactions des armées africaines viennent encore plus directement éclabousser l’armée française.
Quelques mots de conclusion ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Je suis convaincu que c’est aux Africains de prendre en charge cette crise : le rôle de la France doit se borner à un accompagnement. En assurant la sécurité du Sahel, nous soutenons des régimes corrompus et nous les dissuadons de se réformer pour assumer seuls leurs responsabilités. Le Mali peut continuer à vivre sous perfusion financière et militaire pendant très longtemps. Un désengagement de la France obligerait les Africains à se prendre en charge par eux-mêmes, ce qui apparaît comme la meilleure solution. Cela mettrait également en lumière la profonde incompétence des militaires au pouvoir ou sur les champs de bataille. Il est temps que ceux-ci rendent des comptes et il faut le dire crûment : les armées africaines sont parties prenantes du problème, bien plus que de la solution.
Propos recueillis par Théo Bruyère-Isnard et Claire Mabille