Depuis le 27 septembre, des affrontements militaires ont lieu dans la région du Haut-Karabakh au Sud-Caucase entre les troupes de l’auto-proclamée République d’Artsakh, soutenues par l’Arménie, et l’armée azérie. Malgré la négociation de deux cessez-le-feux humanitaires, les combats par bombardements, missiles et drones se poursuivent. Les deux camps s’accusent mutuellement d’avoir violé ces trêves et s’enlisent dans une guerre d’une complexité réelle. La difficulté d’appréhender ce conflit s’explique par plusieurs facteurs.
Un conflit territorial de longue date
Tout d’abord, son origine est très ancienne et nécessite de se plonger dans l’histoire de la région, au-delà des récits nationaux produits par les deux belligérants. Il s’agit alors de se défaire des biais que ces derniers peuvent présenter afin d’appréhender la situation actuelle dans son intégralité.
Dans les années 1920, Joseph Staline décide de former trois républiques soviétiques dans le Sud du Caucase : la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il trace les frontières selon la politique du « diviser pour mieux régner ». Le Haut-Karabakh, région principalement montagneuse et peuplée à 94% d’Arméniens, est alors rattachée à l’Azerbaïdjan. En 1988, alors que l’Azerbaïdjan et l’Arménie sont encore des républiques soviétiques, le Haut-Karabakh demande son rattachement à l’Arménie. Cette demande est évidemment rejetée par Bakou, mais également par Mikhaïl Gorbatchev. En 1991, l’URSS s’effondre et les anciennes républiques soviétiques deviennent indépendantes. Le Haut-Karabakh fait alors sécession et la guerre débute contre l’Azerbaïdjan. Au terme d’une guerre interethnique provoquant la mort de plus de 25 000 personnes, le Haut-Karabakh, soutenu par l’Arménie, obtient son indépendance et proclame la République d’Artsakh en 1994. Elle n’est cependant pas reconnue internationalement.
Depuis, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont en tension permanente. La ligne de front est restée figée et connaît des flambées de violences ponctuelles. Chaque pays est convaincu d’être dans son bon droit, puisque chacun se revendique d’un principe du droit international. Alors que le principe d’intégrité territoriale est revendiqué par l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la République d’Artsakh en appellent au principe d’autodétermination des peuples, craignant un nettoyage ethnique de la région à l’image du Nakhitchevan1Ardillier-Carras Françoise, « Sud-Caucase : conflit du Karabagh et nettoyage ethnique », Bulletin de l’Association de géographes français, 83e année, 2006-4 ( décembre), pp. 409-432. P.414. ; https://www.persee.fr/doc/bagf_0004-5322_2006_num_83_4_2527. En 2016, les combats reprennent de nouveau. Cette « Guerre des Quatre Jours » a notamment donné lieu aux accords de 2018 et 2019, rouvrant pour la première fois depuis quinze ans les lignes de communication directe entre le personnel de sécurité et les représentants politiques de Bakou et d’Erevan. Ces progrès diplomatiques n’ont en revanche pas empêché de nouveaux affrontements à la frontière en juillet 2020, durcissant plus encore les attitudes rivales concernant le Haut-Karabakh.
Au delà de la guerre d’information
Comprendre le conflit au Haut-Karabakh nécessite de se pencher sur l’histoire de la région, mais également de connaître la vérité sur les affrontements actuels . Or, si Azéris et Arméniens s’affrontent militairement sur le terrain, les deux camps mènent aussi une intense guerre d’information. Celle-ci complexifie encore le conflit, rendu presque inintelligible.
L’Azerbaïdjan mène une guerre contre l’information, en privant notamment son ennemi d’accéder aux nombres de victimes militaires azéris. Mais il conduit aussi une guerre par l’information. Depuis le début du conflit, le président azéri Ilham Aliyev soutient que son armée ne fait que répondre à une agression arménienne. Pourtant, cette allégation a été fortement remise en doute par certaines puissances internationales. A cet égard, Emmanuel Macron s’est exprimé le 1er octobre lors d’un sommet européen à Bruxelles : « Je vais être très clair, dimanche, les frappes qui sont parties d’Azerbaïdjan, à nos connaissances, n’avaient pas de justification ». De même, lorsque l’Arménie accuse son rival d’employer des mercenaires syriens appartenant à des groupes jihadistes, ce dernier dément et accuse à son tour le camp adverse de faire appel à des mercenaires du PKK. La deuxième information n’a pas pu être vérifiée, en revanche la première a largement été prouvée : « Nous disposons d’informations aujourd’hui, de manière certaine, qui indiquent que des combattants de groupes jihadistes, transitant par Gaziantep [capitale de la province turque du même nom frontalière à la Syrie], ont rejoint ce théâtre d’opérations du Haut-Karabakh », a affirmé Emmanuel Macron, lors du sommet européen le 1er octobre.
Les campagnes de désinformation font rage dans les médias, notamment sur les réseaux sociaux. Le 5 octobre dernier, la vice-présidente de l’Azerbaïdjan, Mehriban Aliyeva s’adressait à la population azérie via son compte Facebook : «Nous sommes tous des soldats, qui doivent faire de leur mieux pour démentir les mensonges arméniens. J’appelle chacun d’entre vous à exposer ces mensonges de la propagande arménienne et à apporter la vérité sur l’agression arménienne à la communauté internationale sur toutes les plateformes disponibles !». Ces opérations informationnelles ont pour but de renforcer l’adhésion nationale, mais aussi d’attirer l’attention internationale. C’est pourquoi, depuis la reprise des affrontements, les deux camps s’accusent mutuellement de bombardements sur les populations civiles, tout en se défendant d’en faire de même. La maîtrise de l’information est un enjeu stratégique primordial et pourrait même être un facteur de succès, notamment grâce à l’emploi des médias.
Si cette guerre de l’information rend la réalité du terrain peu perceptible, voire même floue, une chose est sûre : il existe un vrai déséquilibre des forces entre les deux belligérants. Ces dernières années, le rapport de force a évolué en faveur de l’Azerbaïdjan. Le pays, riche de ses ressources pétrolières, a doublé à deux reprises son budget entre 2006 et 2011, pour atteindre plus de 4 milliards de dollars par ans d’après le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) 2D’après une étude du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). P.6, https://www.sipri.org/sites/default/files/Data%20for%20all%20countries%20from%201988–2018%20as%20a%20share%20of%20GDP%20%28pdf%29.pdf http://armstrade.sipri.org/armstrade/page/trade_register.php . L’Azerbaïdjan s’est doté de matériels militaires sophistiqués et dispose de chars, d’artillerie lourde, d’hélicoptères d’attaque et de drones, déjà utilisés en 2016 contre l’Arménie. Selon le SIPRI, le pays a dépensé 330 millions de dollars en armement en 2018 et s’est équipé de missiles tactiques sol-sol à longue portée allant jusqu’à 430 km, ainsi que de « drones suicides » auprès du fournisseur israélien Israel Aerospace Industries (IAI). Le journaliste spécialisé Romain Mielcarek explique ainsi que « l’armement azéri a été modernisé avec des achats auprès d’entreprises russes, turques, israéliennes mais aussi françaises (le constructeur de navires militaires Naval Group est en pleine phase prospective dans ce pays). L’Azerbaïdjan renforce aussi son industrie de défense nationale […] et commence même à fabriquer des drones »3https://www.slate.fr/story/195905/haut-karabakh-conflit-armenie-azerbaidjan-suprematie-militaire-drones-munitions-intelligentes-vente-israel [Consulté le 20.10.2020].
Quant à l’Arménie, elle ne possède pas de ressources pétrolières, ni d’autres mannes financières de cette importance. Son budget de défense est par conséquent inférieur à celui de l’Azerbaïdjan. Elle dispose aussi d’une population – et donc d’une potentielle armée – moins importante. Cependant le pays a l’avantage d’être membre de l’Organisation du traité de sécurité collective dirigée par la Russie et peut ainsi acheter des armes russes à prix réduit. En outre, il occupe un terrain montagneux, donc plus élevé, ce qui peut s’avérer être un avantage stratégique dans les combats au sol. L’Arménie ne possède pas de drones et d’armes aussi sophistiqués que son adversaire mais deux entreprises arméniennes – ProMark et UavLab – cherchent à en développer.
Régionalisation du conflit et implications internationales
L’implication des grandes puissances régionales ajoute à la complexité de ce conflit. Véritable nœud sécuritaire, la région du Sud-Caucase concentre les rivalités des anciens empires régionaux.
L’Azerbaïdjan peut compter sur le soutien fort de la Turquie. Cette dernière lui est inconditionnellement favorable, le considérant comme une excroissance de son territoire historique. Cette dimension est d’ailleurs assumée par l’Azerbaïdjan, qui a adopté le leitmotiv « deux États, une nation ». Les deux pays partagent une langue et une culture très similaires et sont ethniquement proches. La Turquie se positionne aussi historiquement contre l’Arménie, Etat symbole du génocide arménien perpétré par l’Empire ottoman entre 1915 et 1916 sur l’actuel territoire turc. Dès 1993, la Turquie a fermé ses frontières avec l’Arménie, qui se retrouve pris géographiquement dans l’étau turco-azéris. Si elle affichait à l’époque un soutien plus politique et symbolique à Bakou, Ankara adopte aujourd’hui une posture beaucoup plus offensive à l’égard d’Erevan. Elle soutient l’Azerbaïdjan non seulement diplomatiquement, mais aussi militairement en fournissant matériels militaires -comme les fameux avions de combats F-16 turcs-, formateurs militaires turcs et combattants mercenaires provenant de groupes jihadistes syriens. L’Observatoire syrien des droits de l’Homme a dénombré 320 mercenaires, recrutés principalement chez les Turkmènes. Le 28 septembre dernier, le Président turc déclarait que la Turquie userait de tous les moyens nécessaires pour soutenir son allié face à « l’agression arménienne » pour « cesser l’occupation illégale du territoire azéri », appuyant ainsi les opérations informationnelles de Bakou.
Une autre puissance régionale est en première ligne de ce conflit : la Russie. Partenaire stratégique de l’Arménie, elle y possède sa seule base militaire dans le sud du Caucase. De plus, les deux pays font parties de l’Organisation du Traité de la Sécurité Collective (OTSC) – une alliance dont le traité fondateur, comme celui de l’Otan, contient une clause d’assistance mutuelle. Pourtant, la Russie adopte une position ambiguë. Elle ne s’implique pas militairement auprès de l’Arménie, jugeant que leur alliance ne concerne que les frontières internationalement reconnues. A l’inverse de la Turquie, elle appelle à une résolution pacifique du conflit et a d’ailleurs mené les négociations avec les deux parties concernant les cessez-le feux humanitaires. La Russie est en fait confrontée à un dilemme, qui explique en partie son jeu très ambivalent. Soit elle continue à adopter une posture anti-occidentale, mais laisse à la Turquie l’opportunité d’étendre son influence dans cette région et court le risque de réveiller d’autres conflits sur son territoire, en Tchétchénie notamment (région russe sous tension insurrectionnelle et reconnue comme un bastion du terrorisme jihadiste), avec l’arrivée de ces mercenaires syriens appartenant à des groupes jihadistes proches de ses frontières. Soit elle privilégie une coopération avec les puissances occidentales du groupe de Minsk (co-présidé par les Etats-Unis, La Russie et la France) dans la résolution de ce conflit. Si Moscou soutient Erevan, elle cherche surtout à contrer les ambitions d’Ankara dans la région, sans pour autant s’y impliquer directement, afin d’éviter de provoquer la Turquie sur d’autres fronts ouverts comme la Syrie ou la Libye.
L’Iran est également présente dans ce conflit territorial. Téhéran cherche notamment à étendre son influence sur ses voisins, en associant à la fois des considérations historiques et culturelles, avec des perspectives politiques et économiques. Comptant parmis sa population plus de 15 millions d’Azéris, l’Iran est alors lié à ce voisin. En outre, l’Azerbaïdjan, bien que laïc, est aussi un pays à majorité chiite. L’Iran entretient également de bonnes relations politiques et économiques avec l’Arménie. En maintenant de bonnes relations avec les deux parties, la République islamique cherche à se positionner comme médiateur dans ce conflit. Elle évite ainsi l’ouverture d’une crise plus importante encore à sa frontière -qui impliquerait notamment une partie de sa population- et étend par la même occasion son influence dans la région. Bien que l’Iran ne reconnaisse pas le Haut-Karabakh comme territoire autonome arménien, le pays soutient que ce conflit ne doit pas être réglé par la voie militaire. Lundi 5 octobre, le porte-parole du ministre des Affaires étrangères a affirmé que l’Iran allait proposer un plan pour mettre fin au conflit.
Turquie, Russie et Iran cherchent à combler le vide laissé par les puissances occidentales dans la région. Ces trois puissances régionales voient notamment dans la posture de désengagement des Etats-Unis une opportunité pour étendre leur influence respective dans le Sud-Caucase. La Russie reste la puissance la plus influente à ce stade, mais la Turquie se montre très offensive. Le conflit était auparavant principalement l’affaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Il jouait le rôle de médiateur par le biais du groupe Minsk co-présidé par la Russie, les USA et la France. Cependant, son précédent échec dans la résolution du conflit, ainsi que l’affaiblissement général du multilatéralisme et les agendas politiques particuliers des puissances hégémoniques régionales affaiblissent aujourd’hui son rôle. Des négociations se sont tenues à Washington ce 23 octobre, mais elles se sont aussi soldées par un échec diplomatique.
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Afin de pouvoir appréhender ce conflit dans sa complexité, il est donc nécessaire de prendre en compte ses éléments historiques, ainsi que la conduite d’une intense guerre d’information et les diverses implications internationales dans la région. Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a affirmé mercredi 21 octobre que « la question du Karabakh, en ce moment et pour encore longtemps, ne peut avoir de solution diplomatique. Tout ce avec quoi nous serions d’accord est inacceptable pour l’Azerbaïdjan. » En effet, il n’est pas envisageable pour la population arménienne du Haut-Karabakh de revenir sous souveraineté azérie après 26 années d’autonomie. Mais l’Azerbaïdjan ne semble pas enclin à abandonner la reconquête de ces terres qu’il revendique, alors qu’il dispose d’un avantage militaire et du soutien fort de la Turquie. La détermination des belligérants fait craindre à certains observateurs l’aggravation des bombardement sur la population civile, voire un nettoyage ethnique dans la région rappelant le conflit en ex-Yougoslavie et au Kosovo.
Si, à l’heure actuelle, seul un arbitrage des puissances internationales semble pouvoir entraîner une cessation des combats armés, il est clair qu’un retour au statu quo de 1994 ne réglerait en rien la dispute de fond. Car à travers l’affrontement entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ce sont deux principes du droit international qui s’affrontent : le principe d’autodétermination des peuples d’un côté, celui de l’intégrité territoriale de l’autre. Une résolution du conflit appelle alors à la nécessité de trancher. A cet égard, il peut être intéressant de rapprocher et de comparer la situation de l’auto-proclamée République d’Artsakh à la République autonome du Nakhitchevan, exclave anciennement arménienne appartenant désormais à l’Azerbaïdjan.
Rhéa Fanneau de La Horie