Rencontre Diplo’ #2 : La Russie en Méditerranée, regard d’un ambassadeur. Discussion avec Alexandre Orlov

Intervenant : le diplomate Alexandre Orlov, ambassadeur de la Fédération de Russie à Paris de 2008 à 2017.

SPDS mesure la chance et l’honneur d’accueillir Monsieur l’Ambassadeur Orlov dans le cadre de son deuxième événement des rencontres de la diplomatie le 25 novembre 2020, cycle annuel lancé par SPDS pour rapprocher les étudiants de Sciences Po avec la pensée stratégique. Ce travail s’effectue en partenariat avec la Revue de Défense nationale. SPDS remercie le Général Pellistrandi pour la confiance réitérée à l’association.

Monsieur l’ambassadeur Orlov est né à Moscou en 1948 et sa relation avec la France a débuté très jeune comme il le raconte dans vos mémoires. Il passe les trois premières années de sa vie en France, plus tard il apprend le français au MGIMO. C’est en 1971, en entrant à l’ambassade d’URSS en France qu’il débute sa carrière de diplomate. Il y côtoie cinq présidents français de George Pompidou à Emmanuel Macron et occupe ensuite des postes variés au sein de la diplomatie soviétique puis russe. En 2008, il devient ambassadeur de la Fédération de Russie à Paris. La fin de son mandat diplomatique sera marquée par l’organisation de la rencontre entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine à Versailles en 2017 ainsi que la construction du centre culturel orthodoxe russe sur le Quai Branly.

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SPDS : Dans vos mémoires vous écrivez, en reprenant Valéry Giscard d’Estaing, que « La sécurité ne se divise pas et on ne peut pas construire sa propre sécurité au détriment de la sécurité des autres ». Pourriez-vous revenir sur cette phrase et comment elle résonne selon-vous avec le contexte géopolitique actuel ?

Alexandre Orlov : L’indivisibilité de la sécurité est un principe fondamental. En revenant dans les années 1970-1980 un équilibre militaire et stratégique avait été trouvé, notamment sur le plan du contrôle des armements. Cet équilibre s’est maintenu jusqu’à la dissolution de l’URSS et a assuré une grande stabilité militaire en Europe. Nous assistons aujourd’hui à l’effritement de ce système de « sécurité collective” . Des multiples traités garantissant ce système, seuls quelques-uns se sont maintenus jusqu’à nos jours. Nous avions proposé au président Trump une extension du traité START III régissant les armes nucléaires, dont l’expiration est prévue en février prochain, la réponse fut négative. Nous espérons que l’élection de Joe Biden permettra une évolution sur ce point. Entre la Russie et l’Occident se pose la question de la sécurité : chaque partie doit se sentir en sécurité. Nous avons constaté que depuis la réunification de l’Allemagne, l’OTAN s’est étendue vers nos frontières, la course aux armements se relance et les pressions politiques et économiques à l’encontre de la Russie deviennent de plus en plus récurrentes. Il sera un jour nécessaire que tous les pays d’Europe s’assoient autour d’une table pour élaborer de nouvelles règles du jeu. À ce titre j’espère que la rencontre entre Macron et Poutine au fort de Brégançon cet été aura permis de poser de bonnes bases pour cette évolution

SPDS : Comment jugeriez-vous le bilan de la politique étrangère franco-russe avec Emmanuel Macron au pouvoir, notamment depuis leur rencontre à Versailles en 2017 ?

Alexandre Orlov : J’étais en effet à l’origine de cette rencontre entre les deux Présidents. J’avais constaté dès le départ que le président Macron voulait établir une relation de confiance avec le Président Poutine. Il comprenait très bien que maintenir une bonne relation entre la Russie et la France était une condition nécessaire pour régler les problèmes dans le monde. Depuis 2017 quelques tentatives pour relancer la coopération Franco-Russe ont été initiées, comme à Brégançon cet été. Je constate toutefois une certaine incohérence dans la politique de Macron vis-à-vis de la Russie. Il a prononcé de très belles paroles, notamment pendant son adresse aux ambassadeurs il y a deux ans, mais ces déclarations n’ont pas été suivies d’actes. Ce sont plutôt des actes négatifs qui ont été entrepris par la France, je pense ici aux sanctions européennes soutenues par la France suite à l’affaire Navalny. À Moscou beaucoup se posent des questions sur la capacité de Macron de mener une politique indépendante vis-à-vis de la Russie.

SPDS : En 1991 l’URSS disparaissait, quels bouleversements stratégiques cela-a-t-il entraîné pour la politique étrangère russe ?

AO : Si on revient à 1991, nous pouvons noter que la dissolution de l’URSS s’est faite dans des conditions assez peu légitimes. Trois chefs d’État ont en effet pris la décision à la place des dirigeants des quinze Républiques. Cet effondrement a eu des conséquences colossales, non seulement pour la Russie mais aussi pour le monde en général. Le pays en a été complètement désorganisé, c’est un miracle que nous ayons survécu à cette situation. Toutefois, progressivement, la Russie a remonté la pente. Nous avons ainsi réformé l’armée et l’avons doté de moyens modernes parmi les plus avancés dans le monde. Aujourd’hui la Russie peut avoir une politique étrangère indépendante que très peu de pays peuvent se permettre. On peut dire qu’aujourd’hui nous avons atteint le niveau d’influence qu’avait l’Union Soviétique il y a trente ans.

Public : Qui est responsable de la relance de la course aux armements ? La Russie a-t-elle les moyens de se lancer dans une course aux armements face aux États-Unis, à l’Europe et à la Chine ?

AO : La Russie n’est pas à l’origine de cette course aux armements, ce sont principalement les américains. Par ailleurs nous ne sommes pas dans une logique aveugle de « course aux armements ». J’ai personnellement toujours été impressionné par la France qui est parvenue à maintenir son indépendance et sa place dans le monde grâce à l’arme atomique sans pour autant se lancer dans l’armement à outrance. C’est pourquoi nous privilégions une amélioration qualitative de nos armements à une approche quantitative. Par ailleurs l’Europe ne prend pas part à cette course, elle se contente de suivre les États-Unis qui en sont la véritable origine. En ce qui concerne la Chine, le domaine militaire n’est pas leur priorité, leur arme principale est le commerce. La Chine a en effet su pénétrer dans le tissu mondial en rachetant des infrastructures (ports, aéroports…) et en développant ses chaînes de production. Elle n’est pas selon moi dans une logique de course aux armements.

Public : Les intérêts européens sont-ils conciliables avec ceux de la Russie en Méditerranée ?

AO : La Méditerranée a une importance bien plus grande pour les pays de l’Union Européenne que pour la Russie, nous avons des intérêts plus importants dans le Pacifique et en mers Baltiques et Arctique. De notre point de vue, la Mer Méditerranée c’est principalement la porte de sortie de la Mer Noire. C’est d’ailleurs une constante de la politique étrangère russe. Depuis son origine, la Russie s’est considérée comme l’héritière de Byzance, la “Troisième Rome ”. La Première Guerre mondiale fut une occasion manquée pour maîtriser les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Par ailleurs, de nombreux problèmes concernent seulement l’Europe et pas la Russie, c’est par exemple le cas des flux de migrants venant d’Afrique. Néanmoins, les pays d’Afrique demandent de plus en plus à la Russie de venir sur leur continent. Ainsi, un sommet à Sotchi l’année dernière a réuni Vladimir Poutine et la plupart des Présidents africains. Ces sommets seront désormais organisés tous les deux ans et permettront de renforcer nos liens économiques. Cela conduira à davantage d’échanges ce qui nécessitera d’assurer la protection des flux de marchandises, ce qui implique pour nous une présence militaire en Méditerranée. Afin de compléter le dispositif centré autour de la base de Tartous en Syrie, nous avons annoncé il y a une semaine l’ouverture d’une nouvelle base au Soudan sur les rives de la mer Rouge.

Public : Comment le conflit Libyen a-t-il changé les mentalités russes vis-à-vis de l’Europe ?

AO : Ce conflit n’a pas changé la mentalité russe vis-à-vis de l’Europe mais plus l’attitude de la Russie vis-à-vis des décisions du Conseil de sécurité des Nations Unies. La résolution interdisant le survol de l’espace aérien libyen a été adoptée grâce à l’abstention russe, mais a malheureusement confirmé nos craintes quant à la suite des évènements. La Libye sous Kadhafi était déjà un « quasi-état ». Après son assassinat, le pays s’est trouvé face à un vide que l’ONU est bien en peine de combler aujourd’hui. La Russie essaie de jouer un rôle pour trouver une solution en Libye. Il faut tenir compte du caractère tribal de ce pays : toutes les tentatives qui ont été entreprises pour exporter le modèle démocratique européen ont échoué. Il est ainsi nécessaire de partir des mentalités des Libyens et de trouver des personnalités fortes afin de construire l’État autour d’eux. Je peux également identifier un point de convergence avec l’Europe sur ce sujet, la lutte contre le terrorisme et le trafic d’êtres humains sont des thèmes sur lesquels la Russie est très engagée.

Public : Vous évoquez la nécessité de prendre en compte la culture libyenne dans ce conflit, pensez-vous que c’est ce qui a manqué à l’Europe ? Il y a donc deux manières différentes d’approcher la politique étrangère en Russie et en Europe ?

AO : Nous avons une longue histoire de collaboration avec l’Europe, nous avons la même culture politique. Ce qui manque aujourd’hui c’est une marque de respect de l’Europe envers la Russie. La disparition de l’Union soviétique a été considérée par beaucoup comme une victoire de l’Occident sur la Russie, c’est pour moi le moment où une politique erronée a commencé à être appliquée. Pour construire une relation longue, durable et stable il faut faire preuve de respect l’un avec l’autre. Pendant la guerre froide les relations étaient tendues, mais les dirigeants savaient trouver une atmosphère propice au travail. L’Europe sans la Russie n’est pas l’Europe. L’Union Européenne a fortement diminué la capacité de chaque pays à s’exprimer sur la scène internationale. Le monde est aujourd’hui divisé en quatre pôles de puissance, les États-Unis, l’Europe, la Russie et la Chine : la Chine monte en puissance tandis que les États-Unis perdent du terrain. Dans cette configuration, la Russie et l’Europe bénéficieraient à travailler plus étroitement. Nous n’avons plus de différence idéologique majeure, mais tant que l’Europe ne comprendra pas que ses intérêts ne sont pas alignés avec ceux des États-Unis la coopération sera complexe.

Public : La course aux armements n’est-elle pas primordiale à la politique étrangère russe ? La politique de ventes d’armes semble en effet au centre de la diplomatie russe. Ainsi des milices proches du Kremlin sont présentes en Afrique et des armes russes se retrouvent dans tout le pourtour de la Méditerranée comme en témoignent les achats algériens récents.

AO : La Russie a un savoir-faire reconnu dans le domaine des armements. Par ailleurs, tous les grands pays font la même chose : La France, les États-Unis, la Chine… Il faut regarder le commerce d’arme comme un commerce « normal » plus que comme une stratégie d’influence. Les armes sont, malheureusement, devenues une marchandise comme les autres. Les pays d’Afrique se tournent vers nos armes pour leur fiabilité et leur prix. Je le répète : nous n’avons pas d’intérêt à rentrer dans la course aux armements, nous voulons privilégier l’aménagement intérieur de la Russie. Les armes sont loin d’être notre premier produit d’exportation.

Public : Quelles sont les méthodes d’influence alternative utilisées par la Russie en région méditerranéenne ? Existe-t-il des exercices militaires communs entre la France et la Russie ?

AO : Il n’existe malheureusement pas d’exercices communs entre la France et la Russie. Quand j’ai pris mes fonctions d’ambassadeur avant 2014, la France parmi tous les pays occidentaux était le pays avec lequel notre coopération dans le domaine de l’armement était la plus poussée. Malheureusement tout a été gelé en 2014, je pense notamment à la commande des Mistral qui a été annulée par la France. Toutefois des exercices communs pourraient être très utiles, principalement dans le domaine de la lutte contre la piraterie maritime.

Public : Quelle logique anime les intérêts russes en Afrique et quels acteurs africains seront les partenaires privilégiés de la Russie ?

AO : Nos relations avec l’Afrique ont commencé sous l’Union Soviétique pendant la période de décolonisation. Un certain nombre de ces pays avait choisi le socialisme et l’URSS les a beaucoup aidés sur le plan de l’économie, la formation des cadres… Depuis la fin de l’URSS nous n’exportons plus notre modèle social vers l’Afrique, nous sommes ainsi beaucoup moins présents sur le continent. Néanmoins, il y a une vraie demande pour plus de présence russe de la part de nos partenaires africains. De grandes compagnies privées russes sont présentes dans des pays africains, mais l’État russe est lui plus concentré sur les affaires internes. Comme je l’ai dit précédemment, nous développons toutefois nos relations avec l’Afrique, mais principalement sur le plan commercial. Il y a de plus des liens privilégiés avec quelques pays : Égypte, Algérie, Angola…

Public : Quels sont les liens actuels de la Russie avec le pouvoir algérien ? Par ailleurs quelle est la relation actuelle avec Chypre ?

AO : Nous conservons de bons liens avec l’Algérie mais je remarque que ceux-ci étaient plus étroits sous l’URSS. À cette époque, de nombreux étudiants algériens venaient à Moscou pour étudier et je regrette que ce soit moins le cas aujourd’hui.

Nous avons une relation bien plus active avec Chypre. Chypre est d’abord l’une des destinations majeures pour les touristes russes. Par ailleurs, nous avons constaté une fuite des capitaux de la Russie vers Chypre à cause du climat fiscal de l’île. Afin de lutter contre ce phénomène, nous avons signé un accord avec le gouvernement chypriote il y a un mois pour établir un meilleur contrôle des capitaux. 

Public : Au regard des relations de la Russie avec la Turquie dont on remarque l’importance grandissante sur les terrains militaires et diplomatiques, quel rôle la Russie a-t-elle à jouer en Méditerranée ? Nous dirigeons-nous vers une politique rythmée par la coopération avec Erdogan ?

AO : La Turquie a toujours été un pays très important pour la Russie, c’est d’ailleurs le pays avec lequel nous avons le plus de guerres de notre histoire. Erdogan est un dirigeant hyperactif, qui a l’ambition de recréer sous une forme moderne l’ancien empire Ottoman. Nous ne le considérons pas comme un allié, dans certains domaines c’est un partenaire et dans d’autres un rival. Si nous prenons l’exemple de la Syrie, nous sommes partis d’une relation assez tendue et nous travaillons désormais ensemble pour combattre les ilots du terrorisme islamiste, ainsi qu’assurer la sécurité de la population. C’est également un partenaire militaire, nous pouvons rappeler à ce titre l’achat du système S-400 par la Turquie en 2019. Néanmoins, la Turquie est également un rival, notamment dans le Caucase. La mémoire du génocide arménien reste dans nos mémoires et le président Poutine a pesé de tout son poids pour éviter que des militaires turcs soient présents sur le terrain dans le conflit au Haut-Karabakh. Je sais que les européens ont plus de problèmes avec Erdogan que nous, mais la Turquie fait partie de l’OTAN, c’est à l’OTAN et aux européens de s’en charger eux-mêmes.

Public : Comment la Russie se positionne-t-elle par rapport au processus politique en Syrie, et quels enseignement la Russie a-t-elle tiré de son expérience militaire en Syrie ?

AO : Je pense que la politique du président Poutine a réussi à sauver la Syrie. Dès le début de la guerre, il y avait une volonté évidente de changer de régime. Mis à part le cas Tunisien, les révolutions arabes traduisent les volontés occidentales de changement de régimes dans la région. Nous avons refusé qu’un changement de régime par la force prenne place en Syrie, nous étions alors prêts à coopérer avec la communauté internationale pour trouver une solution politique satisfaisante. De plus l’opposition syrienne est très hétéroclite et n’a pas réussi à s’entendre et Bachar-al-Assad est resté en place. Mais nous avons gagné la guerre contre les terroristes islamistes et empêché l’expansion des djihadistes dans le Caucase. Nous voulions en effet éviter la reproduction du scénario de la Tchétchénie. La Syrie est un véritable succès de notre politique.

Public : Comment traiter le dossier de la Crimée qui reste une épine gênante dans le talon du droit international ? Quelle est l’influence actuelle de la Russie en Ukraine ? 

AO : Il est avant tout nécessaire de rappeler l’histoire. Depuis le XVIIIe siècle la Crimée est une terre russe. Il est possible de comparer la situation avant 2014 à l’Alsace Lorraine sous domination allemande. En 1991, les dirigeants russe, ukrainien et biélorusse ont signé l’acte de dissolution de l’Union, mais chacun a conservait les territoires qu’il gérait à ce moment : ce sont les frontières administratives qui ont prévalu. Mais ces frontières étaient purement administratives et n’avaient de sens qu’au sein de l’URSS. De plus, la Crimée avait été rattachée en 1954 à l’Ukraine par Khrouchtchev. En 1991, la Crimée, à majorité russe, s’est donc retrouvée en Ukraine, et a demandé un statut spécifique qui lui a été refusé. Le référendum a montré à plus de 80% la volonté de rattachement à la Russie. La Crimée est une question très claire : nous ne reviendrons jamais dessus. L’est de l’Ukraine, la région du Donbass, est une problématique différente. Si la majorité de la population s’était également prononcé en faveur d’un rattachement à la Russie, le président Poutine a refusé dans la mesure où les droits de la population seraient conservés au sein de l’Ukraine. Les accords de Minsk permettent d’ancrer cette décision, malheureusement cinq ans après leur signature nous regrettons qu’ils ne soient que partiellement appliqués. Nous voulons que le Donbass puisse conserver sa particularité culturelle, tout en restant en Ukraine.

Public : Quel regard portez-vous sur la stratégie déployée par la France et l’Europe pour lutter contre le terrorisme et quels enseignement la Russie peut-elle apporter ?

AO : La Russie a été un des premiers pays confrontés à l’émergence du terrorisme islamiste, en Tchétchénie notamment. Les musulmans constituent la deuxième population de notre pays après les orthodoxes. Nous avons principalement des musulmans sunnites modérés, cet islamisme extrémiste a été importé de l’extérieur. Ces islamistes ont créé une sorte de califat en Tchétchénie avant de tenter de s’attaquer au Daguestan voisin. Poutine est toutefois parvenu à gagner cette guerre contre les islamistes. Il me paraît évident que les Européens et les Russes doivent faire front commun contre le terrorisme. Il existe une forte communauté tchétchène sur le sol français, je sais que des échanges d’informations entre les ministères de l’intérieur français et russes existaient. Nous avons toutefois constaté certains blocages dans cette coopération. Un autre sujet est la préparation des extrémistes par certains imams dans certaines madrassa sur le sol français ou russe : nos pays sont confrontés aux mêmes défis et nous pouvons parvenir à des solutions si nous travaillons ensemble.

Public : Quelle est l’influence du clergé orthodoxe sur la politique étrangère de la Russie ?

AO : Le clergé orthodoxe ne joue aucun rôle sur la politique étrangère, il faut voir la question autrement. La foi orthodoxe fait partie de notre ADN national, c’est pourquoi le fait religieux est très présent à tous les niveaux de l’État, bien plus qu’en France. Nous avons d’ailleurs une conception différente de la religion en Russie : par exemple, nous pensons que la question du « blasphème » doit également être appréciée en prenant en compte les sensibilités de chacun. Quelques valeurs orthodoxes peuvent se retrouver dans notre politique étrangère mais l’église est séparée de l’État et ne joue pas de rôle direct.

Public : Quelle est la place de la cybersécurité dans la stratégie militaire et diplomatique russe ?

AO : Nous constatons que les crimes dans le domaine de la cyber sécurité sont de plus en plus fréquents. C’est un souci pour nous mais aussi pour le monde entier. Il y a trois ans, nous avons commencé à avoir des contacts avec des responsables français afin de développer une approche commune. Toutefois, ce qui manque aujourd’hui c’est une base légale internationale car aucun traité ne gère ces questions. La traçabilité des attaques est également difficile à établir, cela pose un problème supplémentaire pour les diplomates.

Public : Quel est la place des enjeux énergétiques dans la politique étrangère ?

AO : La Russie est parmi les plus grands exportateurs de pétrole et de gaz. Ces ressources naturelles sont à double tranchant : elles rapportent beaucoup mais elles nous ont longtemps ralenti et leur développement s’est fait au détriment d’autres secteurs de l’économie. La baisse du prix du pétrole et du gaz ainsi que les sanctions occidentales ont poussé la Russie à diversifier son économie. Ainsi nous avons beaucoup investi dans l’agriculture afin de développer une production nationale. Cette stratégie a porté ses fruits car nous sommes aujourd’hui le premier exportateur de blé dans le monde. Les résultats sont plus lents dans d’autres domaines de l’industrie mais nous sommes optimistes sur l’avenir. Le pétrole et le gaz ne seront pas perpétuellement demandés sur le marché mondial mais la Russie a de belles perspectives en matière d’agriculture et d’énergies renouvelables. 

Public : Quelles seront pour vous les conséquences des élections américaines sur les relations transatlantiques et au sein de l’UE ?

AO : Nous n’avons finalement que peu d’attentes par rapport à l’administration à venir. Nous constatons en effet que l’establishment politique américain est très hostile à la Russie, surtout les démocrates. En même temps, il est réconfortant de savoir que cela ne pourra pas être pire que Trump. Joe Biden connaît les problématiques des armements stratégiques, et s’est rendu plusieurs fois en Russie lors de son mandat de sénateur afin de travailler sur désarmement. Il comprend l’importance du traité START III qui expire au mois de février prochain et, contrairement à Donald Trump, il semble vouloir prolonger l’accord. Nous espérons qu’une discussion positive pourra se développer sur ce point.

D’un autre côté, après tant de sanctions, il me semble difficile de pouvoir développer une relation productive. Nos relations bilatérales sont au plus bas, j’espère que les États-Unis comprendront que développer une relation normale avec la Russie serait une chose bénéfique pour le monde entier. Je remarque par ailleurs une certaine euphorie en Europe après l’élection de Joe Biden. L’Europe pense que les américains reprendront leur place en tant que garant de la sécurité de l’Europe. Cette évolution est regrettable, l’Europe, qui était le berceau de la civilisation occidentale, en est réduite à externaliser sa sécurité aux américains. J’espère de tout cœur que l’Europe se reprendra en main et pourra se libérer de la tutelle de Washington dans les prochaines années.

Public : Y a-t-il une appréhension de Moscou vis-à-vis de Pékin?

AO : Nous avons d’excellentes relations avec la Chine. Tout d’abord parce que la Chine est devenue l’une des locomotives économiques du monde. Ensuite nous partageons des milliers de kilomètres de frontière commune avec la Chine. Enfin, face à la Chine surpeuplée, nous avons des territoires complètement dépeuplés dans l’extrême Orient russe. La Chine veut conquérir le monde avec des moyens économiques et en particulier le commerce. Mao comparait les États-Unis et la Russie à deux tigres de papier, la Chine attendant qu’ils se déchirent pour régner. Rien n’a changé dans l’approche de la Chine. Celle-ci rachète des terres entières, des ports, des aéroports, des boutiques, des vignobles etc. Je ne saurais bien sûr pas dire si un tel développement est positif ou négatif. La Russie et l’Europe appartiennent à la même civilisation mais la Chine a une approche très différente des relations internationales. L’Europe risque de regretter la « méchante Russie »… La Chine est en tout cas un pays avec lequel il vaut mieux être ami qu’ennemi.

Public : Quelle est la place de la Russie dans le développement des « routes de la soie » qui pénètrent dans les zones d’influence de la Russie et notamment dans le Caucase.

AO : Les routes de la soie sont un projet phare pour la Chine. Nous le voyons principalement du point de vue économique et nous sommes intéressés par la présence de ces routes sur notre territoire. Nous regardons avec attention leur développement dans les pays d’Asie Centrale et du Caucase et nous veillons à ce que nos positions ne soient pas menacées. Encore une fois, nous avons une attitude pragmatique. Ces nouveaux États d’Asie Centrale sont très jeunes et la démocratie n’y a pas encore pris de racines profondes. Ils sont très vulnérables, économiquement assez pauvres et de nombreux ressortissants de ces Etats viennent chercher du travail en Russie. Je constate que ces Etats ont peur de la Chine, ce qui explique pourquoi ils veulent se tenir près de Moscou. Par ailleurs, un autre acteur qu’il faut prendre en compte est la Turquie. Il ne faut pas oublier que ces pays parlent des langues turques et la Turquie cherche également à étendre son influence

Public : La transition entre l’URSS et la Russie a-t-elle impliqué des changements dans la politique arabe du Kremlin ? 

AO : Je parlerais davantage d’une continuité. Nous avons des liens très forts avec les pays arabes et nous avons d’ailleurs d’excellents spécialistes de la région. Tout d’abord la Russie a soutenu le combat des pays arabes pour l’indépendance et nous gardons de fait de bonnes relations. De plus, nous avons élargi le nombre de nos partenaires dans le monde arabe : l’Arabie Saoudite n’a jamais été un partenaire du temps de l’URSS, contrairement à aujourd’hui. Nous sommes présents partout dans la région : nous entretenons de bonnes relations à la fois avec les pays arabes et Israël par exemple.

Public : Quelle relation avec l’Iran : va-t-on vers un renouvellement d’un axe Moscou-Téhéran ?

Alexandre Orlov : C’est un pays très important. La civilisation perse est bien plus ancienne que les civilisations russe ou européenne. L’Iran vit sous un régime difficile, mais chaque pays dans son histoire a connu des moments difficiles, au lieu d’isoler l’Iran il faut l’aider à préparer l’avenir. À ce titre, nous avons beaucoup contribué à la création de l’accord nucléaire avec l’Iran. Cet accord a été bafoué par Donald Trump. Avec l’élection de Joe Biden il sera peut-être possible de sauver cet accord. 

Public : Quand vous remarquez l’inertie française dans les relations franco-russes, quelle importance accordez-vous à l’État profond que le président Macron dénonçait dans la conférence des ambassadeurs en 2019 ?

AO : Je constate hélas que l’État profond a été plus fort qu’Emmanuel Macron. Macron fixe un objectif qui est aussi bien dans l’intérêt de la Russie que dans celui de la France. Pour lutter contre cet Etat profond, il faut développer les échanges de ces deux pays, l’éducation en est un point clé. Je pense par exemple au partenariat entre Sciences Po et le MGIMO qui va dans le bon sens. Pour mieux comprendre la Russie il faut enseigner l’histoire, la langue de l’autre, aller en Russie : cela permettra de découvrir un pays ouvert, désireux de travailler en amitié et en paix avec la France. 

Public : Emmanuel Macron avait évoqué la « mort cérébrale » de l’OTAN. Dans quelle mesure celle-ci, si elle avait lieu, permettrait d’élaborer un nouveau partenariat stratégique russo-européen dans le domaine de la défense ?

AO : Tout d’abord l’OTAN n’est pas morte. La Russie a eu différentes attitudes face à l’OTAN, elle a hésité tout d’abord à la rejoindre mais l’attitude des États-Unis a empêché cette possibilité. Tout en restant membre de l’OTAN, les pays peuvent avoir une marge de manœuvre en matière de politique étrangère. C’est en utilisant cette marge de manœuvre que la France pourrait travailler en collaboration avec la Russie sur des points d’intérêt commun. Mais pour cela il faut une véritable volonté politique. Je terminerai en citant Churchill qui disait : « s’il y a une volonté, il y a un chemin », si la France a la volonté de travailler avec la Russie, elle en trouvera le chemin.

 

Ce compte-rendu a été rédigé par Théo Bruyère-Isnard

Comité de rédaction

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