[Prix du livre SPDS 2023-2024] Compte rendu de lecture 5 : La mer de Chine méridionale au prisme du soft power

Compte rendu 5 : La mer de Chine méridionale au prisme du soft power. Nouvelles approches franco-vietnamiennes d’un vieux conflit maritime

Pierre Journoud est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier. Titulaire d’un doctorat en histoire des relations internationales, il a occupé la fonction de chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) et a cofondé le Centre d’histoire de l’Asie contemporaine de l’Université Paris 1. Spécialiste de l’Asie-Pacifique, ses travaux portent notamment sur les guerres d’Indochine, ainsi que sur la politique de défense de la Ve République. Auteur de De Gaulle et le Vietnam (1945-1969) paru aux éditions Tallandier en 2011, il a assuré la direction de plusieurs ouvrages, dont celle de L’énigme chinoise. Stratégie, puissance et influence de la Chine depuis la guerre froide (L’Harmattan, 2017). 

Inspiré d’un colloque franco-vietnamien organisé à l’INALCO, à l’Assemblée nationale et au Sénat en février 2020, La mer de Chine méridionale au prisme du soft power paru sous sa direction est un ouvrage plus que jamais d’actualité. Publié chez L’Harmattan en 2022, il s’inscrit dans un contexte de montée des tensions en mer de Chine méridionale (MCM). Alors que Pékin a conduit des manœuvres militaires d’ampleur dans le détroit de Taiwan à l’été 2022, les Etats-Unis ne cessent de renforcer leurs partenariats avec les pays régionaux.

Retraçant l’évolution du conflit en MCM, cet ouvrage collectif expose la manière dont cette mer semi-fermée de 3,5 millions de km2, bordée par six Etats et trois détroits, est devenue l’un des points névralgiques de l’Indo-Pacifique. Dépassant la dimension purement militaire, les chercheurs d’origine française et vietnamienne font du soft power l’une des clés de compréhension de la situation en MCM. Analysant les héritages historiques et culturels, les enjeux politico-stratégiques, juridiques et enfin économiques et scientifiques, ils éclairent les causes profondes d’un des conflits majeurs du XXIe siècle.

Le soft power, un contrepoids à la militarisation de la mer de Chine méridionale

Dans un riche chapitre introductif, Pierre Journoud retrace la naissance du conflit en MCM. Alors que Pékin cherche aujourd’hui à transformer la MCM en “lac chinois”, il souligne que les velléités chinoises sur les îles Spratleys et Paracels ne se sont en réalité manifestées que tardivement. Par ailleurs, il revient sur la notion de soft power théorisée par Joseph Nye. Bien que la Chine intimide ses voisins par la force, le conflit s’exprime également par le biais des représentations et de l’influence, par la bataille des cartes et des noms, par l’instrumentation de l’archéologie et de la mémoire. Cherchant à internationaliser le conflit en s’appuyant sur les normes juridiques, le milieu académique ou les diasporas, le Vietnam a ainsi développé une diplomatie culturelle en mobilisant aussi bien le ministère de la Culture, de l’Éducation, des Sports que de la Défense. 

L’auteur rappelle toutefois que Pékin et Hanoi continuent de collaborer dans certains domaines. Qu’elles soient interétatiques ou issues de la société civile, les coopérations qui ont vocation à s’étendre sont assurément le moyen de pacifier la région. Porteur d’une vision optimiste, Pierre Journoud avance que le soft power permettra in fine de transformer la “mer belligène” en “mer pacifiée”.

D’un espace maritime pacifique à une mer conflictuelle composée de “souveraineté floues”

Dans la première partie, François Gipouloux rappelle que la MCM est une mer traditionnellement dédiée aux échanges maritimes et commerciaux. Loin d’être un attribut de puissance et de prestige, elle s’apparente historiquement à un « espace immense et fluide ». La MCM n’acquiert sa dimension éminemment stratégique que tardivement, le littoral devenant le centre de gravité de l’économie chinoise à la fin du XXe siècle. En appuyant ses propos sur l’exemple français, Gilles de Gantes explique ensuite comment les représentations successives de la MCM ont influencé ses différentes appellations. Considérée comme un couloir donnant accès à l’Empire du milieu, elle a longtemps été appelée mer de Chine méridionale. Cette perception a cependant évolué  lorsque le Vietnam est devenue une colonie française à protéger contre les autres puissances régionales et impériale, ce qui a donné naissance à la “mer de l’Est”. 

Si la dimension militaire a longtemps été absente de son histoire , la MCM a néanmoins joué un rôle majeur dans l’histoire des pays régionaux, et notamment du Vietnam. Comme le montrent Nguyen Giang Huong et Nguyen Quoc-Thanh, les espaces maritimes ont continuellement nourri sa culture, sa littérature, son patrimoine et son nationalisme. Fragilisée, cette culture traditionnelle est aujourd’hui de nouveau valorisée et appuie la légitimité des activités vietnamiennes en MCM.

La Chine, une puissance exprimant sa “Pacificité”

Alors que l’évolution du concept d’Asie-Pacifique a mis en exergue la maritimisation des conflits, la MCM est devenue un espace structurant de l’Indo-Pacifique. Établissant une continuité entre l’Asie du Sud-Est et l’Océanie, Taiwan en est aujourd’hui le point névralgique et la stabilité de la MCM conditionne celle de la région. Dans ce chapitre, Christian Lerchervy invite ainsi les acteurs des différents silos de l’Indo-Pacifique à accroître leurs intéractions, en particulier dans la gestion des pêches, afin de faire contrepoids aux activités militaires régionales. 

En outre, Laurent Gedeon décrit la stratégie des “petits pas” utilisée par la Chine pour “sanctuariser” la MCM. Les sous-espaces de l’Indo-Pacifique étant interdépendants, l’auteur suppose toutefois que ce premier “glacis” en entraîne nécessairement un autre, ce qui explique la stratégie du collier de perles de Pékin. Les Etats-Unis possédant deux flottes dans la région, la situation ne peut alors que mener à un réinvestissement américain et à la crainte d’un étalement du conflit. Nguyen Hung souligne par ailleurs que la crise sanitaire, loin d’affaiblir la Chine, a constitué une opportunité pour la politique étrangère nationaliste et  révisioniste chinoise.

Les îles Spratley et Paracels, ou la tentative d’une résolution juridique des différends en mer de Chine méridionale

Dans une troisième partie dédiée aux enjeux juridiques, les auteurs exposent finement l’origine des litiges concernant la souveraineté territoriale des formations insulaires et le contrôle des espaces maritimes qui y est associé. Mettant en évidence l’importance des archives coloniales françaises et des sources historiques, Monique Chemillier-Gendreau et Jean-Marie Crouzatier détaillent la manière dont la Chine a cherché à établir sa souveraineté sur les îles Paracels et Spratley. S’emparant de ces dernières à l’issue de combats navals, Pékin revendique une présence et une administration anciennes mais n’a jamais fourni les preuves cohérentes, pourtant nécessaires à l’établissement des titres de souveraineté. 

La sentence d’un Tribunal d’arbitrage en 2016 aurait pu constituer une avancée pour le maintien de la paix et de la stabilité en MCM. Néanmoins, Hung Son Nguyen démontre que la Chine a rejeté ses conclusions et poursuit ses manœuvres d’intimidation. Ayant une interprétation variable et sélective de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, elle continue de revendiquer ses “droits historiques” à l’intérieur de la ligne des neufs traits. En réaction, les pays de l’Association des pays d’Asie du Sud-Est (ASEAN) ont progressivement harmonisé leurs positions et fait preuve de solidarité.

Un espace riche en ressources à protéger

Dans la dernière partie, Barthélémy Courmont expose la manière dont la stratégie de soft power chinoise se heurte au conflit en MCM.  Bien que la Chine mette en scène ses liens historiques et culturels avec les pays voisins pour légitimer son hégémonie, ces derniers n’entretiennent des relations étroites avec Pékin qu’en raison de leur pragmatisme économique. Dans cette continuité, François Nicolas démontre que la MCM, qui constitue un “espace stratégique vital” pour Pékin, possède avant tout une importance économique pour les pays limitrophes du fait de ses ressources halieutiques et de ses réserves d’hydrocarbures, potentiellement l’une des plus importantes de la planète. Jean-Philippe Eglinger décrit ainsi comment le Vietnam s’est attelé à institutionnaliser son économie maritime à travers le tourisme ou le développement des énergies renouvelables, tout en adaptant ses politiques aux pressions exercées par la Chine.

Cependant, Anh Minh Tang et al. soulignent que ces activités économiques sont une menace pour l’écosystème maritime. Outre la surpêche, la militarisation de la MCM et la construction d’îles artificielles par la Chine ou le Vietnam ont des effets néfastes sur l’environnement. Dans ce contexte, il est nécessaire d’adopter une nouvelle approche et de considérer la MCM à travers le prisme de la coopération. Détaillant les travaux scientifiques en cours entre les institutions franco-vietnamiennes, Marine Herrmann insiste sur les enjeux scientifiques en MCM et rappelle qu’il est crucial de mieux saisir la réaction des mers semi-fermées aux aléas et aux activités humaines afin de répondre aux défis sociétaux qui se posent à long terme.

Notre avis

La mer de Chine méridionale au prisme du soft power est un ouvrage collectif d’une grande richesse grâce à son approche pluridisciplinaire et décentrée. Fournissant un exemple concret de la maritimisation des rivalités actuelles, il éclaire notre compréhension du conflit MCM dont l’instabilité croissante influence l’ensemble de la région. La réflexion autour du soft power est novatrice et s’articule efficacement avec les enjeux politico-militaires qui conservent une place prépondérante, du fait de la nature intrinsèque du conflit actuel. En près de quatre cents pages, les auteurs établissent ainsi un état des lieux efficace et accessible.

La contribution d’auteurs français et vietnamiens est indéniablement l’un des points forts de l’ouvrage. Revenir d’une part sur le rôle que la France a joué en MCM en tant que puissance coloniale est instructif. D’autre part, l’analyse de la stratégie mise en place par Hanoi pour contrer l’influence chinoise est particulièrement enrichissante. Bien que l’approche franco-vietnamienne soit un parti pris important et exclut tout point de vue chinois, ce choix assumé fait la spécificité du livre. 

L’un des apports majeurs de l’ouvrage concerne en outre l’analyse juridique du conflit autour des îles Paracels et Spratleys. Revenant sur les différentes revendications des pays régionaux, les auteurs démontrent comment le droit international est contesté et instrumentalisé. Par ailleurs, l’analyse des conséquences environnementales sur la MCM et les populations locales est pertinente. Si les enjeux économiques en MCM ont acquis une importance croissante au gré des découvertes scientifiques, la dimension écologique ne peut aujourd’hui être éclipsée. Dans ce contexte, la réflexion sur le renforcement des coopérations dans la gestion des pêches ou le dérèglement climatique est appréciable. Faisant des coopérations l’un des fils rouges de l’ouvrage, les auteurs insistent sur la possibilité d’un dénouement positif et démontrent qu’il est possible de tendre vers un apaisement régional.

L. R.

 

E. B.

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