Compte-rendu de lecture : Counterinsurgency. Exposing the Myths of the New Way of War

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I/ L’auteur

    Douglas Porch est un historien militaire américain, professeur émérite et ancien président du Department of National Security Affairs de la Naval Postgraduate School de Monterey. Après l’obtention de son doctorat en 1971 au Corpus Christi College de l’Université de Cambridge, il a notamment enseigné au sein du Naval War College de Newport, à l’US Army War College de Carlisle ou encore au Collège de Défense de l’OTAN à Rome. Ses champs de spécialisation comprennent l’histoire militaire et coloniale française (Porch a ainsi été chercheur invité de l’Ecole Normale Supérieure au début des années 1970, et une large part de ses ouvrages portant sur la France ont depuis été traduits), l’histoire militaire de la Seconde guerre mondiale ainsi que l’histoire des guerres révolutionnaires et contre-insurrectionnelles.

Counterinsurgency, paru en 2013, est consacré à l’établissement d’une généalogie critique de la guerre contre-insurrectionnelle (“COunter-INsurgency warfare”, COIN). À travers une analyse fine des grands moments de la contre-insurrection du XIXème siècle jusqu’au début des années 2000, Porch souligne ainsi le caractère profondément inadapté des “méthodes” mises en avant par les théoriciens de la COIN, tout en mettant en lumière leur héritage colonial, raciste et profondément violent, dont l’impact persiste jusque dans les applications les plus contemporaines.

II/ De la “guerre au sein de la population” à la “guerre contre la population” : historique critique des tactiques contre-insurrectionnelles

    La thèse principale guidant l’ensemble de l’ouvrage est que les opérations contre-insurrectionnelles ne constituent pas une catégorie spécifique et singulière de conflit armé, comme voudraient le faire croire les partisans des théories de la guerre contre-insurrectionnelle (ceux que Porch nomme les “COIN-dinistas”). Ces théories constituent en réalité un ensemble hétéroclite de tactiques médiocres (“petty war tactics”, p.xi) érigé depuis le milieu du XIXème siècle en une forme de méthode miracle qui amènerait nécessairement, si bien exécutée, à la conquête, la pacification et la consolidation nationale au sein de territoires contestés. L’histoire des méthodes contre-insurrectionnelles telle que présentée par ses partisans relève plus de la mythologie que du compte-rendu historique, étant basée sur des sources partielles et partiales toutes tournées vers un seul objectif.Celui-ci consiste à conter un récit universellement transposable tourné autour d’un petit groupe de héros ayant réussi malgré le poids d’autorités politiques et d’une armée conventionnelle réticente (ou échoué à cause d’une trahison de ces dernières) à faire fi d’un contexte stratégique défavorable. Par l’application d’un certain nombre de tactiques visant à “gagner les cœurs et les esprits” d’une population à la culture étrangère, l’armée parvient ainsi à débusquer les insurgés s’y mêlant et à éliminer toute velléité révolutionnaire. L’objectif de Porch est donc de démystifier ce narratif romancé, en établissant l’histoire critique des théories de la contre-insurrection et de leur mise en application depuis les “petites guerres” coloniales (“small wars”, chapitre 1) jusqu’au “déferlement” orchestré par le général David Petraeus et son équipe en 2007 (“the surge”, chapitre 10) au sein de trois pays occidentaux ayant pu être qualifiés d’impérialistes : la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis.

Plus spécifiquement, Porch identifie au travers de cet historique de la contre-insurrection cinq grands problèmes posés par la COIN, devant amener à la reconnaissance de l’indigence des théories et des méthodes mises en avant par les “COIN-dinistas” et à leur rejet hors des sphères universitaires et surtout militaires.

Le premier et le principal de ces problèmes est que les partisans de la COIN proposent une compréhension fondamentalement erronée de la guerre, où la tactique l’emporte sur la stratégie (une vision philosophiquement héritée des enseignements d’Antoine de Jomini selon l’auteur) quand Porch défend la position de Clausewitz, considérant que c’est la stratégie qui doit nécessairement déterminer la tactique et non l’inverse. Les “COIN-dinistas” justifient cette inversion par l’affirmation que la guerre contre-insurrectionnelle constitue une catégorie singulière de conflit armé, ne répondant pas aux règles de la guerre conventionnelle. Au contraire, l’historien affirme et démontre tout au long de son ouvrage que “war is war” (p.317) : la guerre contre-insurrectionnelle est une guerre comme les autres, où la tactique est et sera toujours inféodée au contexte stratégique et politique.

Mais quelles sont alors les raisons de cette persistance des COIN-dinistas à soutenir mordicus une approche visiblement inadaptée sur le plan stratégique ? Pour Porch, c’est essentiellement parce que cette approche permet à ses partisans au sein de l’armée d’ “échapper à tout contrôle civilo-démocratique” (p.xi). C’est le second problème de la COIN : l’application des théories contre-insurrectionnelles conduit systématiquement à une politisation de l’armée et à une “fusion civilo-militaire” (pp. 122, 341) profondément néfaste.

Le troisième problème identifié par Porch concerne la violence systématique dans l’application des méthodes contre-insurrectionnelles envers les populations civiles : se présentant en théorie comme une “guerre au sein de la population”, la contre-insurrection devient toujours en pratique une “guerre contre la population” (p.225). Selon l’historien, cette violence constitue en large partie la marque des racines impériales dans les méthodes contre-insurrectionnelles : “lorsque les praticiens contemporains de la COIN qualifient leur métier de ‘guerre au sein de la population’, ils héritent d’un mode d’opération qui, dans les faits, cible ‘le peuple’ au moyen d’assassinats, de viols, de privations, d’internements et d’intimidations dans le but de priver les résistants de leur base de soutien et, en réalité, de toute raison de continuer à vivre”(pp. 20-21).

Le quatrième problème relevé par l’auteur est lui aussi lié aux racines coloniales de la COIN : il concerne la prétendue “compréhension culturelle” au cœur des théories contre-insurrectionnelles. Pour Porch, cette compréhension n’est en fait rien de plus qu’une forme d’orientalisme trompeur.En effet, les techniques anthropologiques et linguistiques mises en valeur par les COIN-dinistas d’hier et d’aujourd’hui sont gangrenées par des stéréotypes raciaux et culturels entravant en réalité toute possibilité de compréhension réelle du contexte stratégique et politique local.

Le cinquième et ultime problème posé par la COIN est lié à l’affirmation de certains COIN-dinistas (au premier rang desquels Richard Duncan Downie) postulant que les soldats formés à la contre-insurrection disposerait d’une meilleure capacité d’apprentissage et d’adaptation que les soldats d’une armée conventionnel, et qu’ils seraient donc plus à même d’apporter la victoire dans le cadre d’un conflit asymétrique complexe. Or, Porch démontre, exemples à l’appui, que cette affirmation est mensongère : une armée conventionnelle apprend et s’adapte tout aussi bien (si ce n’est mieux) qu’une force contre-insurrectionnelle, même dans le cadre de conflits asymétriques. Ainsi, dans le cadre de la guerre du Viêt-Nam, souvent brandie en exemple par Downie et ses soutiens, l’historien démontre que « loin de ne pas avoir appris au fur et à mesure que la guerre progressait, les forces américaines et le gouvernement américain étaient constamment en train d’expérimenter, d’ajuster et de réorganiser pour tenter de découvrir des formules de réussite” (p.210).

Ces cinq grands problèmes constituent finalement selon Porch autant de raisons de rejeter les théories et préconisations des COIN-dinistas contemporains hors de l’armée et de l’académie.

III/ Une publication ancrée dans les débats autour des guerres d’Irak et d’Afghanistan

    Au sujet des motivations ayant poussé à rédiger Counterinsurgency, Douglas Porch évoque dans sa préface les discussions menées avec ses étudiants au sein de la Naval Postgraduate School ainsi que le décès de l’un de ses anciens élèves, le Major John Loftis, en Afghanistan. Il est cependant important de souligner que l’historien entame également l’écriture de son livre en 2010 dans le but plus ou moins avoué de s’inscrire au sein d’un débat théorique et stratégique portant sur la pertinence des théories contre-insurrectionnelles dans le cadre des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Comme le relève Warren Chin, il subsiste encore à cette époque au sein de l’establishment politique et militaire américain un consensus sur l’idée que les théories contre-insurrectionnelles (et plus particulièrement le manuel FM 3-24 publié en 2006 par David Petraeus et son équipe, ayant amené au “déferlement” de 2007) ont joué un rôle clé dans la victoire américaine en Irak, et que ces théories auraient pu amener relativement rapidement à la victoire en Afghanistan sans un sabotage politique1Chin, Warren (2015). “Colonial Wars, Post-Colonial States: A Debate on the War on Terror”. ReOrient. Vol. 1(1):93-107. p.94. En ce sens, l’ouvrage de Porch se veut une réponse articulée à un certain nombre d’auteurs (les COIN-dinistas contemporains qu’il ne cesse d’évoquer) dont les thèses étaient à l’époque dominantes. Parmi ces derniers, on peut entre autres citer évidemment David Petraeus lui-même, mais aussi et surtout dans les sphères académiques et militaires des auteurs tels que Thomas Mockaitis, Andrew Krepinevich, Richard Duncan Downie, John Nagl, John Arquilla ou encore David Kilcullen. L’inscription du livre dans ce débat permet ainsi de donner un nouvel éclairage à la virulence de la critique de Porch, dans la mesure où, comme le relève la politiste américaine et spécialiste de la guerre contre-insurrectionnelle Jacqueline Hazelton, des réputations et des carrières entières sont en jeu au moment de la sortie de l’ouvrage, autant que les intérêts stratégiques immédiats des Etats-Unis (la guerre d’Afghanistan est alors toujours en cours) ainsi que les vies de l’ensemble des soldats mobilisés2Hazelton, Jacqueline L (2014). « Review : Douglas Porch. Counterinsurgency: Exposing the Myths of the New Way of War. » in H-Diplo/ISSF Review Essay, n.22, 2014. p.3.

En ce qui concerne les éléments critiquables du livre, Jacqueline Hazelton remarque que le ton et les arguments extrêmement critiques employés par le livre amènent à penser que ce dernier “est peu susceptible de modifier les convictions [des partisans des théories contre-insurrectionnelles]”, s’adressant en fait surtout aux lecteurs n’étant pas déjà engagés dans le débat sur la contre-insurrection3Ibid.. Moins clément, Karl Walling considère que “le livre est écrit sur un ton colérique, très polémique et profondément partial”4Walling, Karl (2014) « Counterinsurgency: Exposing the Myths of the New Way of War, » Naval War College Review: Vol. 67: No. 3, Article 13. p.150, et que malgré une entreprise réussie de généalogie intellectuelle de la contre-insurrection, le livre se perd dans une “une critique des opérations spéciales en général, qui semble inutile à l’argumentation de Porch et en détourne parfois l’attention”5Ibid.. Enfin, deux critiques pouvant sembler au premier abord paradoxales doivent être relevées. La première, portée par Christy Quinn, considère que l’analyse historique menée par Porch est problématique dans la mesure où “elle accorde sans doute trop de poids à l’importance de la contre-insurrection dans la détermination de l’orientation de conflits politiques et coloniaux complexes”6Quinn, Christy (2017). “Review : Douglas Porch. Counterinsurgency: Exposing the Myths of the New Way of War”, Strife Journal, Issue 7 (May/June 2017). p.68. On peut en effet se demander légitimement à la lecture de l’ouvrage si la volonté de se positionner clairement dans le cadre du débat sur la pertinence de la COIN en Irak et en Afghanistan n’a pas pu peser à certains instants sur l’analyse menée par l’historien. La seconde, exprimée dans une recension très critique de David Ucko, montre du doigt l’insistance avec laquelle Porch “attribue le succès ou l’échec des contre-insurrections passées à ‘l’environnement stratégique’, comme s’il s’agissait d’une variable indépendante, impossible à modifier”7Ucko, David H (2014). “Critics gone wild: Counterinsurgency as the root of all evil”, Small Wars & Insurgencies, 25:1, 161-179, p.168. Il est effectivement notable à la lecture de l’ouvrage que Porch ne cesse d’affirmer la suprématie de la stratégie sur la tactique, sans explicitement définir les deux termes ni identifier clairement les moyens d’action proprement stratégiques qui auraient pu ou dû être mobilisés dans chacun des cas historiques étudiés.

 

Elias Brugidou

E. B.

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