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Selon un récent article de The Diplomat1Khorrami Nima, “How China Boosts Iran’s Digital Crackdown”, The Diplomat, 27 octobre 2022., l’Iran chercherait à se doter de technologies basées sur l’intelligence artificielle et aurait conclu un accord avec Pékin pour bénéficier de ses technologies de surveillance numérique. Téhéran s’inquiète depuis longtemps de la perte de souveraineté nationale et de l’infiltration occidentale dans le cyberespace iranien, lieu d’expression privilégié des dernières manifestations d’ampleur nationale. La Chine ressort également gagnante de cet accord puisqu’il s’inscrit certainement dans ses plans d’expansion de ses liens commerciaux. Parmi ceux-ci, on peut citer le fameux projet d’infrastructures “Belt and Road Initiative” (BRI)2Le BRI, aussi connu sous le nom de “nouvelles routes de la soie”, est un projet d’infrastructures visant la création d’un vaste réseau de corridors routiers, ferroviaires et maritimes depuis la Chine en direction de l’Ouest, en passant par l’Asie Centrale et l’Afrique. 138 pays ont rejoint le projet et la construction des infrastructures (ports, voies ferrées, gazoducs, etc.) est financée par des prêts des banques chinoises. Le projet phare de Xi Jinping lancé en 2013 prévoit également l’édification de nombreuses infrastructures numériques et de télécommunications au sens large : réseaux, câbles sous-marins ou encore satellites. ainsi que le plan “Made in China 2025” visant à placer Pékin en première ligne de la fabrication des technologies de pointe, sans oublier le “China Standards 2035” qui permettrait à la Chine d’inspirer les normes mondiales numériques.
C’est par son ouvrage intitulé The Digital Silk Road, publié en octobre 2021 par le Center for Strategic and International Studies (CSIS), que Jonathan Hillman souhaite aborder la dimension cyber des ambitions chinoises. Passé par West Point, la Brown University et Harvard, Jonathan Hillman est aujourd’hui Senior Advisor au sein du l’équipe de “Policy Planning” du département d’État des États-Unis3Département exécutif fédéral des États-Unis d’Amérique chargé des relations internationales.. Il évoque dans son livre le chemin parcouru par la Chine et les ambitions de l’Empire du milieu, en interrogeant les équilibres mondiaux. Il suggère un plan d’action pour les États-Unis et rappelle l’incontournabilité de la dimension physique du cyberespace. Pour l’auteur, il semble évident que la compétition pour contrôler les technologies de l’information est légitime, d’autant plus dans le cyberespace. Le contrôle de l’information peut représenter un moyen de pression, un avantage du fait de la connaissance de failles, d’évolutions futures de l’économie, d’appréciation numérique et spatiale des forces militaires ennemies, etc. De plus, disposer de technologies novatrices et performantes permet de conduire des attaques directement dans le cyberespace et de neutraliser les systèmes d’informations adverses. Revenons plus en détails sur l’intérêt de cet ouvrage, qui retrace le parcours de la Chine avant d’adopter un point de vue prospectif (et occidental).
La fulgurante ascension technologique chinoise et le manque de vigilance de l’Occident
Pour commencer, l’auteur rappelle comment la Chine est passée du statut de client à celui de fournisseur, du rôle de spectateur puis d’imitateur à celui d’innovateur dans le domaine des technologies. La Chine s’est progressivement positionnée de manière stratégique pour s’assurer des retombées économiques importantes, de façon plus ou moins légale. Il y a 30 ans, le pays était dépendant des technologies étrangères (réseaux de communication, satellites, câbles de fibre optique). Afin de sortir de cette dépendance, rapidement identifiée comme une faiblesse par le PCC, Pékin a choisi d’investir dans la construction d’infrastructures numériques, moins chères et moins risquées que les infrastructures de transport4Le dessous des cartes, édition spéciale Chine, 15 octobre 2022., par le biais d’entreprises nationales.
L’ascension de Huawei Technologies en est le parfait exemple. Fondée par l’entrepreneur chinois Ren Zhengfei, l’entreprise a mis en place une stratégie déloyale et pernicieuse, à l’instar de nombreuses autres, accusées de pillage des savoir-faire d’entreprises occidentales sous couvert du statut de co-entreprise temporaires. D’une part, la croissance de Huawei peut s’expliquer par le choix d’employer de nombreux “cerveaux” étrangers en faisant appel aux conseils en management de différentes sociétés et cabinets de conseils américains, pour “moderniser l’entreprise”. Un département de copie légale des technologies étrangères avait été créé en parallèle au sein de l’entreprise chinoise. D’autre part, Huawei a développé son offre à l’étranger et a relié des zones très peu peuplées aux faibles moyens, qui n’intéressaient pas les opérateurs occidentaux, attirés par des marchés plus rentables. En 2019, 70% de l’infrastructure 4G en Afrique provenait de Huawei. L’entreprise est aujourd’hui présente en Irak et à Cuba, ainsi que dans divers pays mis au ban de la communauté internationale comme l’Afghanistan, où Huawei a installé ses équipements durant la période du “surge”5Période de renforcement du nombre de troupes américaines débutant en 2009. . L’auteur évoque également la chute de la société américaine Nortel, qui s’est associée à China Unicom (géant de la tech chinois largement soutenu par l’Etat) et dont les technologies achetées ont été copiées via l’accès aux réseaux internes (l’unité 61 398 de l’armée populaire de libération chinoise serait impliquée)6Unité spécialisée dans les opérations militaires dans les réseaux informatiques..
Cependant, Jonathan Hillmann insiste sur le fait que la Chine a largement exploité des failles légales. Selon lui, considérer que la Chine a “triché” est une conception réconfortante mais tronquée. Les États-Unis et le monde occidental auraient commis différentes erreurs. D’abord, certaines entreprises se sont montrées trop cupides et ont considéré certains investissements comme des revenus faciles, là où la Chine y voyait une occasion de s’approprier du savoir-faire technologique : “les transferts de technologies sont irréversibles tandis que les accès aux marchés économiques vont et viennent comme le vent”. En outre, les Etats-Unis ont trop longtemps espéré que les technologies de l’information permettraient à la démocratie de se développer en Chine et connecteraient sa société au monde, alors qu’ironiquement, elles ont plutôt servi à connecter la société chinoise au parti communiste. Enfin, les investissements occidentaux en faveur de la connectivité du monde, en particulier dans les zones rurales, n’ont pas été assez importants. Huawei a proposé une alternative intéressante, avantageuse économiquement et rapidement déployable, qui a attiré de nombreuses régions “délaissées”.
Au-delà de la stratégie déloyale et malhonnête de la Chine, il est évident pour Jonathan Hillman que son utilisation des technologies de l’information semble problématique d’un point de vue éthique et que l’occident doit s’opposer à ces usages. L’auteur évoque l’usage des technologies dans le traitement réservé aux ouïghours : internés dans des camps de rééducation au Xinjiang, les membres de cette ethnie ont été pistés par les innombrables caméras de surveillance présentes en Chine, leurs téléphones portables sont tracés et abondés de propagande chinoise. En outre, la Chine exploite des outils permettant d’influencer l’opinion publique. Par exemple, le pays disposerait d’une armée de “trolls” fictifs, qui simulerait chaque année environ 448 millions de commentaires, tweets7King Gary, Pan Jennifer et Roberts Margaret, How the Chinese Government Fabricates Social Media Posts for Strategic Distraction, Not Engaged Argument, Presse de l’université de Cambridge, 27 juillet 2017., etc. Lors de la pandémie de Covid-19, ces trolls auraient distillé des mensonges sur les réseaux sociaux chinois, prenant part à une stratégie d’influence visant à diminuer l’importance de la Covid et à glorifier l’action des membres du PCC.
Les points faibles subsistants de l’Empire du Milieu
Si la Chine semble représenter une menace pour ses “partenaires” et pour les droits humains, il ne faut pas surestimer ses capacités. D’abord, la fiabilité technique et sécuritaire des équipements chinois est questionnable. Par exemple au Pakistan, la ville de Lahore s’est équipée de technologies de smart cities chinoises. Le projet s’est appuyé sur une technologie d’intelligence artificielle de pointe, utilisée pour la reconnaissance faciale, le suivi des plaques d’immatriculation des véhicules, la gestion du trafic et est entièrement intégrée au dispositif des forces de Police du Pendjab. 35 % de l’ensemble des caméras ne fonctionnerait toujours pas en 2021, empêchant la surveillance de nombreuses routes et de parties entières de la ville. En outre, le caractère fermé de l’internet chinois apparaît comme un point faible majeur. Forteresse protégée par une “grande muraille de Chine digitale”, les infrastructures chinoises ont des difficultés à se connecter à l’internet mondial du fait de la faible quantité de “points de passage” avec l’extérieur du pays. Ce sont des “Autonomous Systems” (AS), ensemble de réseaux informatiques Internet Protocol (IP) intégrés à Internet, qui maîtrisent les Border Gateway Protocol (BGP) ; grossièrement, ils permettent les connexions8Sheldon Robert, Définition des autonomous system (AS), Tech target Network, Août 2021.. La Chine en possède seulement 2 sur les 30 plus importants du monde, capables d’intercepter 90% du trafic mondial en direction du pays (certains contenus sont ainsi filtrés et bloqués). De plus, la Chine accuse également un certain retard dans plusieurs domaines, qui pourraient s’avérer critiques dans le futur : les câbles sous-marins, les semi-conducteurs, les clouds et serveurs ainsi que les satellites en orbite basse. Certains facteurs freinent sa progression dans ces secteurs, comme les coûts exorbitants d’installation de ces technologies ou les frais de transition d’un système d’infrastructures à l’autre.
Quelles réactions de la part des États-Unis et du monde occidental ?
Pour l’auteur, il n’est pas trop tard pour réagir. Les États-Unis ne doivent pas laisser la possibilité à la Chine de s’imposer dans le domaine des technologies du numérique. L’auteur fait la proposition d’une Coalition of Open and Resilient Economies (The CORE), composée de l’Australie, de la France, du Canada, de la Corée du Sud, du Japon, de l’Allemagne et du Royaume-Uni. Souvent alliés par le biais de nombreux traités, ces pays se réunissent par l’aspect démocratique de leur système politique. Deux enjeux majeurs doivent guider les relations entre ces États :
- Le développement des relations transatlantiques et l’harmonisation du cadre légal et éthique de l’utilisation des technologies (taxes, protection des données etc) ;
- Le développement des relations avec l’Inde et la volonté de l’inclure comme partie prenante du monde occidental.
Différentes difficultés persistent néanmoins et rappellent la difficulté de l’émergence d’une telle alliance. Concernant l’Europe, l’affaire Snowden a refroidi la France et l’Allemagne sur leurs coopérations avec les États anglo-saxons. Les actes de rupture du multilatéralisme de Donald Trump (sortie des accords de Paris sur l’environnement et du deal sur le nucléaire iranien) ont également contribué au climat de méfiance qui règne à l’égard des États-Unis. Par ailleurs, le cadre éthique et les régulations en matière de données privées ne sont pas les mêmes en Europe et aux États-Unis et la fracture semble profonde9Sylvain Rolland, “Transfert de données : un parcours semé d’embûches pour le nouveau cadre légal entre l’UE et les Etats-Unis” , La Tribune, version numérique (France), n° 7485 , 13 octobre 2022.. La perception de la menace chinoise est également variable au sein de ce groupe de pays. Concernant l’Inde, le pays devra clarifier sa position et son rapport à l’autoritarisme. Son règlement de protection des données est assez autoritaire et le pays a déjà coupé internet aux régions du Jammu et du Cachemire pendant plus de six mois lors d’une situation politique tendue.
En conclusion, “the CORE” et les États-Unis doivent trouver le juste équilibre entre action et surréaction du fait de la paranoïa et de la peur qui entourent la puissance chinoise. L’auteur conclut son propos en recommandant aux citoyens de responsabiliser leurs gouvernants, aux entreprises d’être vigilantes et aux États de se saisir du sujet des nouvelles technologies. Ce livre dresse un tableau bien sombre pour l’Europe et met en garde de manière convaincante contre les progrès chinois. Quelques manques sont cependant à souligner. L’auteur ne transmet qu’un faible niveau d’information concernant la stratégie offensive de la Chine dans le cyberespace et les moyens engagés par l’autorité politique chinoise en la matière. Cela est probablement dû à la difficulté à se procurer de telles informations. Par ailleurs, le point de vue du livre est excessivement occidental et même américano-centré, et la menace que représente la Chine semble inéluctablement mener à une confrontation entre celle-ci et le “camp occidental” aligné sur les États-Unis. L’auteur ne semble ainsi pas imaginer une autre voie que la confrontation. Cette approche réaliste peut néanmoins s’entendre lorsque l’on considère à quel point la croyance libérale de l’effet démocratisant des technologies était erronée et la manière dont le pays semble “verrouillé” et déconnecté du monde.
Par Simon Zucho
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