Retrouvez ci-dessous le résumé et notre avis sur le premier ouvrage sélectionné pour le prix du livre SPDS 2022-2023.
Paru en 2022, Géopolitique de l’IA co-rédigé par Jamal Atif, J. Peter Burgess et Isabelle Ryl réalise une cartographie des différents changements induits par le développement de l’intelligence artificielle (IA) survenus dans le champ de la géopolitique. L’ouvrage présente les changements de pratiques dans la politique internationale mais également la géopolitisation de l’IA et de ses nouveaux enjeux. La géopolitique, à savoir la « science qui étudie les rapports entre la géographie des États et leur politique » semble mal se prêter à une étude croisée avec le numérique, qui se veut dématérialisé. Cependant, la part croissante des enjeux liés à l’IA dans nos sociétés et dans l’action politique des Etats remet en cause la géopolitique sur différents plans. Le numérique et l’IA permettent en effet l’émergence de nouveaux acteurs internationaux non étatiques, nécessitent de nouvelles infrastructures et ressources naturelles et déforment les notions traditionnelles d’espace et de temps via les flux d’échanges massifs de données qu’ils représentent.
Jamal Atif est professeur à l’Université Paris-Dauphine et chargé de mission « Science des données et intelligence artificielle » à l’Institut des Sciences de l’Information et de leurs Interactions (INS2I) du CNRS. Ses travaux universitaires portent sur les fondements de l’intelligence artificielle responsable. Il est Directeur scientifique adjoint du 3IA Paris Artificial Intelligence Research InstitutE (PRAIRIE), un institut Interdisciplinaire d’Intelligence Artificielle porté par le CNRS dans le cadre de la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle annoncée par le Président de la République en mars 2018. Directrice du 3IA PRAIRIE et membre du Conseil de l’innovation1https://www.gouvernement.fr/le-conseil-de-l-innovation, Isabelle Ryl est également co-autrice de Géopolitique de l’IA. J. Peter Burgess est chercheur en philosophie et sciences politiques et professeur de la Chaire de Géopolitique du risque à l’ENS qui travaille notamment sur la digitalisation du risque géopolitique.
L’ouvrage est paru dans un contexte marqué par la multiplication des stratégies nationales sur l’IA depuis la fin des années 2010, ainsi que l’accélération des programmes de traitement massif de données portés par les géants du numérique. Surtout, l’ouvrage est paru au sortir de la crise Covid qui a fortement entravé l’appareil logistique des Etats, principal moteur de la croissance mondiale au XXe siècle, et a mis en exergue la dépendance des Etat envers les entreprises numériques et les technologies américaines.
L’affirmation de l’IA comme nouvel enjeu de géopolitique
Dans la première partie de l’ouvrage, les auteurs analysent comment, depuis les premières techniques d’apprentissage automatique apparues à la seconde moitié du XXe siècle, les algorithmes d’IA n’ont cessé de se développer jusqu’à permettre la mise en réseau du monde et la collecte massive de données des utilisateurs numériques. Dans cette nouvelle économie du numérique porteuse d’une 4e révolution industrielle, l’IA trouve son application dans l’ensemble des pans de la société : elle s’inscrit dans les chaînes de production économique et ouvre de nombreuses possibilités aux États (économiques, de défense nationale…) tout en leur posant également de nouveaux défis (cyber attaque, désinformation des populations…).
L’exploitation de l’IA repose toutefois sur une difficile maîtrise de la masse de données recueillie, de la technologie et des matières premières utilisées et sur la détention d’importantes infrastructures de calculs, de transmission et de stockage. Face à cet enjeu, nombreux sont les États à mettre en place des stratégies nationales afin de coordonner leur action. S’affrontent ainsi différents plans de maîtrise du numérique et différentes visions de l’usage de l’IA. Si les Etats-Unis, notamment grâce à la Silicon Valley et aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), dominent encore ce marché aujourd’hui, la Chine, de part son système politique autocratique, est parvenue à organiser son marché intérieur afin de de faire émerger ses nouveaux géants, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Elle paraît être la seule en mesure de rattraper les Etats-Unis. L’Europe et la France, à la traîne dans la maîtrise et le déploiement de l’IA, cherchent davantage à l’encadrer et à la réguler (à travers le RGPD, le Digital Market Act, l’Artificial Intelligence Act), plus strictement que les géants chinois et américains, au risque de freiner l’innovation. Dans ce contexte de transition, les débats actuels et futurs sur l’encadrement des usages de l’IA, notamment dans la surveillance de la population et le champ de bataille avec les armes autonomes, deviennent un véritable enjeu géopolitique. Les auteurs soulignent l’importance pour l’Europe d’anticiper cette régulation ainsi que d’être en mesure de pouvoir exprimer sa voix et peser sur les débats au niveau international.
L’IA change les présupposés de la géopolitique traditionnelle
L’IA change les enjeux matériels du monde (ex: les distances physiques, la limitation de l’espace, les temps de transfert de l’information) mais également la manière des sociétés d’habiter le monde, de concevoir les possibilités et les ressources de celui-ci. Ainsi, la géopolitique en tant que discipline scientifique, qui décrit le rapport entre les États modernes et l’espace, permet d’observer le passage d’un monde caractérisé par une matérialité du temps, de la distance et de la continuité physique à un monde réorganisé. La géopolitique se trouve changée par le nouvel encadrement temporel et spatial des objets géopolitiques (au sens des objets d’analyse de la géopolitique, matériaux ou non). Selon les auteurs, la gouvernance par le numérique (à savoir l’organisation automatisée de la connaissance, le traitement autonome des données…) bouleverse l’homogénéité de l’ordre international hérité du XXe siècle. En effet, l’avènement de l’IA crée de nouvelles normes et redistribue le pouvoir économique et politique en mettant en valeur d’autres acteurs, non gouvernementaux par exemple. Si les principales structures (Organisation des Nations Unies, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce etc.) de la géopolitique du XXe siècle continuent de dominer et que le système international2 “Ensemble d’institutions, de structures étatiques, de pratiques, de normes et de lois qui organisent le rapport entre les États-nations”, page 123. conserve pour le moment sa forme actuelle, le numérique renouvelle les possibilités d’interaction entre les États et entraîne un déplacement des flux géopolitiques : le pouvoir géopolitique exercé selon la logique des ressources matérielles est amené à perdre en poids et les centres de pouvoir traditionnels (gouvernements et structures internationales précédemment évoquées) seront déplacés vers les centres de pouvoir numériques et écono-numérique. L’IA change donc les moyens de la géopolitique et son objet.
Enfin, le développement du numérique depuis le début du XXIe siècle change les modes de création de valeur. A titre d’exemple, les acteurs privés valorisent aujourd’hui les données personnelles des individus en échange des services numériques qu’ils mettent à disposition (ex : recherche en ligne, interaction instantanée, etc.), donnant lieu à un nouveau « colonialisme numérique »3 “Le colonialisme numérique […] se sert de façon invasive de la matière première de la culture ´endogène’, c’est-à-dire des données numériques générées par les populations du Sud, en plus des ressources informatiques récoltées ailleurs, qui seront éloignées instantanément de leur contexte de production pour être exploitées dans la création des produits taillés à la consommation d’une humanité à laquelle ils n’ont le droit de participer que marginalement”, page 129.. La course à la maîtrise de la donnée est largement dominée par les entreprises de la Silicon Valley qui exploitent les données personnelles des utilisateurs du reste du monde et renforcent ainsi leur position dominante.
Notre avis
Ouvrage intéressant à bien des égards, Géopolitique de l’IA revient principalement sur les multiples bouleversements que représente l’IA pour la pratique de la géopolitique en tant que méthode d’analyse. Il retrace efficacement les enjeux mondiaux que pose le développement de l’intelligence artificielle et démontre à quel point le champ de l’immatériel est infini, large et difficile à prendre en compte géopolitiquement. On pourrait penser que ce livre s’inscrit dans la même veine que d’autres ouvrages de relations internationales qui affirment traiter de géopolitique sans pour autant posséder de réel rapport avec la discipline. Pourtant, l’angle adopté est presque exclusivement tourné vers la pratique géopolitique. Le prisme choisi est concret mais pas exhaustif, ce qui laisse au lecteur la possibilité de creuser le sujet lui-même après en avoir bien compris les enjeux. Ainsi, cet ouvrage est intéressant des points de vue épistémologique, ontologique et même métaphysique mais ne favorise pas particulièrement une réflexion sur l’équilibre des puissances en matière d’IA ni par rapport aux liens existants ou futurs entre les conflits et l’IA. L’ouvrage ne traite que peu des relations internationales en lien avec l’IA, puisque ce n’est pas sa visée première. Par ailleurs, il semble que le sujet du livre soit en réalité plus large que l’IA et concerne plus généralement le numérique au sens large.
Compte rendu rédigé par Baptiste et Simon.