[Prix du livre SPDS 2022-2023] Compte rendu de lecture 2 : Frontières.com, Nicolas Arpagian

Retrouvez ci-dessous le résumé et notre avis sur le second ouvrage sélectionné pour le prix du livre SPDS 2022-2023.

Frontières.com, numérique : Comment survivre à la confusion qui vient ?

Directeur de la Stratégie cybersécurité au sein de Trend Micro et enseignant à l’École Nationale Supérieure de la Police ou encore l’École Nationale de la Magistrature, Nicolas Arpagian a rédigé de nombreux ouvrages relatifs aux enjeux cyber sécuritaires à l’échelle internationale. Passionné par les thématiques du numérique, l’auteur tend systématiquement à sensibiliser ses lecteurs à la protection des échanges de données et à l’instrumentalisation politico-économique des géants du numérique.

L’émergence d’une forme de néo-gouvernance par les acteurs du numérique rend caduque la notion de frontière

Au travers de son livre, Nicolas Arpagian met en exergue les limites de la numérisation croissante de notre environnement politico-économique et domestique. Plus précisément, « l’ère Internet » tend, selon l’auteur, à effacer nos frontières traditionnelles au profit d’une interconnexion et, inévitablement, d’une interdépendance. La conception même de frontière se retrouve dénuée de sens dès lors que les documents officiels sont numérisés, que nos actions passées sont retraçables par des organismes privés ou encore à partir du moment où les géants du numérique peuvent appuyer des intérêts étatiques à l’étranger sans être accusés d’ingérence. 

Dans la mesure où notre cadre géopolitique a été soumis à de telles mouvances, l’auteur s’interroge légitimement sur la composition politique, économique et sociale de ce nouveau monde. Quels rôles les acteurs du numériques remplissent-ils au sein de cette cybergouvernance ? Selon Nicolas Arpagian l’approche à adopter est double. 

D’une part, les entités du technologique se sont imposées aux États en modifiant leurs interactions : par exemple les GAFAM disposent à eux seuls d’un Produit Intérieur Brut (PIB) supérieur à celui des Pays-Bas et sont en mesure d’augmenter le PIB de l’Irlande de 3,4% – en boostant l’économie nationale tout en profitant de ses avantages fiscaux. Nous ne pouvons pas nier également le rôle crucial de ces entreprises lors des grandes échéances politiques (élections nationales) et sur la modération de l’opinion publique (suppression du compte twitter du 45ème Président états-unien Donald Trump).

D’autre part, les États sont également capables d’insuffler la réussite d’une entreprise comme en témoigne le choix français de recourir officiellement à la plateforme Doctolib en matière de campagne vaccinale contre la pandémie de Covid-19. Nicolas Arpagian identifie également un véritable changement de paradigme au sein de l’approche politico-diplomatique des États vis-à-vis des firmes technologiques. En effet, certains États – à l’instar de la France et du Danemark – leur consacrent un canal diplomatique propre en désignant des ambassadeurs du numérique. Cette décision forte traduit l’impossibilité de comprendre les mécanismes contemporains de l’ordre global sans ces superpuissances cyber-industrielles. Afin de contrôler ces hydres apatrides, les législations nationales ont également imposé leurs propres carcans aux entreprises et aux consommateurs du digital (Hadopi1 HADOPI – Haute Autorité pour la Diffusion des Oeuvres et la Protection des droits sur Internet – était une autorité publique indépendante ayant vocation à contrôler les utilisateurs et à leur notifier toute infraction (streaming illégal par exemple). Devenue l’Autorité de régulation de la communication visuelle et numérique (Arcom), la création de telles institutions confirme la volonté étatique de projeter ses missions régaliennes au sein de ce nouvel espace immatériel. en France). L’auteur questionne l’éventuelle création des “Nations-unies des États et des entreprises” soulignant ainsi l’emprise des géants du numérique sur nos propres instances politiques..

La conclusion est sans appel : les structures privées réalisent des missions qui appartenaient auparavant strictement au domaine régalien, sans pour autant être administrées par une véritable tutelle politico-législative : « on assiste à un phénomène de systématisation du recours aux techniques et services du secteur privé pour conduire des actions relevant historiquement de l’action publique ». L’un des exemples les plus criants de cette violation de l’intimité étatique tient dans la création du programme socio-médical Amazon Care aux États-Unis.

De la disparition des forces armées conventionnelles à la numérisation des conflits

L’intégration de la dimension numérique au sein des conflits questionne les modalités du fait guerrier. Tout d’abord, la technologie semble pouvoir être utilisée pour justifier une démarche offensive. L’auteur prend l’exemple du Nicaragua. Pour rappel, un regain de tensions belliqueuses entre le Costa Rica et le Nicaragua a éclaté, en 2010, suite à l’utilisation de Google Maps par Managua afin de définir de nouvelles frontières. Un phénomène similaire a pu être observé en Indo-Pacifique lorsque la Corée du Nord a mandaté un de ses agents de surveiller l’activité de Donald Trump sur Twitter. Dès lors, cette prolifération numérique court-circuite le concept d’ingérence étrangère et interroge sur les limites institutionnelles du déclenchement d’un conflit. 

Simultanément, Nicolas Arpagian ré-actualise la théorisation des guerres insurrectionnelles développée  par David Galula et la conception même de guerre délivrée par Clausewitz. Plus précisément, le théâtre d’opérations est désormais assailli d’ « armes numériques », ébranlé par des cyberattaques, asphyxié par un surplus d’informations, le tout masqué par des techniques de leurres conduisant à l’impossibilité d’identifier l’adversaire. Le numérique permet également l’émergence des guerres informationnelles et médiatiques. À cet égard, l’auteur rappelle l’importance de la définition juridique de ces nouvelles méthodes (cf. « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation » au sein du Parlement européen). L’auteur révèle que le numérique conduit inévitablement à la mise en lumière des nouvelles fragilités étatiques. Tout d’abord, les technologies peuvent permettre à un seul individu de mettre en échec un système étatique à lui seul. De plus, les États sont contraints de protéger de nouvelles infrastructures tels que les serveurs mais également d’imposer un contrôle plus strict des objets connectés pour éviter toute forme de piratage.

Notre avis 

Clair et pédagogique, l’ouvrage Frontières.com dépeint l’évolution de l’ordre géopolitique mondial au profit de l’émergence du numérique de manière éloquente et percutante. L’auteur invite son lecteur à se questionner sur la réelle efficacité des cadres juridico-législatifs et sur l’évolution voire la prédominance du numérique sur nos États. Concernant nos expériences personnelles au sein de la sphère Internet, Nicolas Arpagian rappelle l’amenuisement de la frontière entre espace public et privé mettant en garde sur la protection de son identité. Simultanément, en se référant à de multiples exemples et cas concrets, l’auteur parvient à illustrer les tensions contemporaines. Enfin, Frontières.com se veut être un livre d’échanges : nombreuses sont les questions restées en suspens invitant ainsi le lecteur à s’interroger sur ces enjeux mais également à mettre en perspective les informations dispensées avec l’actualité.

Toutefois, cet ouvrage, en restant très généraliste, ne s’adresse pas prioritairement à un public déjà averti sur les questions cyber-sécuritaires. Concernant l’approche juridique, il aurait été souhaitable de développer la conjoncture entre émergence des entreprises numériques – et tout particulièrement des GAFAMs – et modification des législations nationales, européennes et internationales. Ce dernier point permettrait également d’aborder les enjeux liés aux réticences vis-à-vis du numérique au sein du débat public.

 

Compte rendu rédigé par Léana Loureiro.

Comité de rédaction

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