Retrouvez ci-dessous le résumé et notre avis sur le quatrième ouvrage sélectionné pour le prix du livre SPDS 2022-2023.
Contexte
En matière d’environnement, l’année 2022 a notamment été marquée par la publication du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), premier rapport d’évaluation complet depuis l’adoption de l’Accord de Paris en 2015. C’est dans ce contexte de réflexion sur les évolutions géopolitiques mondiales que La guerre chaude : enjeux stratégiques du changement climatique, paru en janvier 2022, étudie les effets du dérèglement climatique sur la « sécurité humaine » qui regroupe sous ce terme la sécurité personnelle, économique, alimentaire, sanitaire et environnementale. Cet ouvrage collectif a réuni une vingtaine de contributeurs aux expériences variées – chercheurs, militaires, experts, conseillers – sous la direction des chercheurs Nicolas Regaud, Bastien Alex et François Gemenne.
Direction de l’ouvrage
Nicolas Regaud est chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Entre 2008 et 2020, il a été adjoint au directeur chargé des affaires stratégiques puis conseiller spécial pour l’Indo-Pacifique auprès du directeur général des relations internationales et de la stratégie (DGRIS). Il a organisé en 2015 la première conférence internationale des ministres et hauts responsables de la Défense sur le changement climatique et ses implications pour la défense.
Bastien Alex est responsable du programme Climat-Energie au World Wide Fund for Nature (WWF) France. Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), il a notamment travaillé sur les effets géopolitiques et sécuritaires du dérèglement climatique et sur les enjeux énergétiques mondiaux. Entre novembre 2016 et octobre 2020, il a co-dirigé l’Observatoire Défense et Climat du ministère des Armées.
François Gemenne est spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et des migrations. Principal rédacteur du GIEC, il est également chercheur au Fonds de la recherche stratégique (FNRS) à l’université de Liège (Belgique) où il dirige l’Observatoire Hugo.
1/ Les régions du Monde affectées de manière différenciée par les diverses implications sécuritaires du dérèglement climatique
Les auteurs reviennent sur les différents phénomènes provoqués par le réchauffement climatique et leur lien avec l’émergence de nouvelles tensions géopolitiques et stratégiques. Ainsi, toutes les régions du monde sont affectées mais de manière différenciée en fonction de facteurs (1) physiques – latitude, insularité ou continentalité, présence de ressources halieutiques, agricoles, forestières, hydrique – et (2) politiques – développement économique, mode de gouvernance, rôle de la société civile, systèmes publics résilients. Principal « point chaud » du réchauffement climatique, l’Arctique, redevenue une région stratégique depuis une quinzaine d’années, en est l’exemple type. La diminution du volume de la banquise de 75% depuis 1980 ouvre de nouvelles voies de transport maritime et facilite l’accès à certaines ressources naturelles. Les enjeux de souveraineté deviennent plus prégnants et une « compétition internationale entre grandes puissances » commence à émerger.
Déjà marqués par un enchevêtrement de tensions politiques, démographiques et économiques, le Sahel, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient figurent parmi les régions les plus exposées aux effets de la hausse des températures. Le difficile accès aux ressources hydriques et la diminution des activités agricoles renforcent les inégalités sociales et la perte de crédibilité des institutions. Ces conditions pourraient alors favoriser l’essor des groupes armés, les tensions régionales autour des ressources transfrontalières et les migrations.
Enfin, la multiplication des épisodes climatiques extrêmes, l’élévation du niveau de la mer et la dégradation des ressources halieutiques en Asie du Sud-Est renforcent les tensions maritimes déjà au cœur de la rivalité sino-américaine. En outre, les enjeux de sécurité dans le Pacifique sud, considéré comme le « laboratoire du changement climatique », sont multiples. Au-delà de la disparition des territoires insulaires, les questions de sécurité alimentaire, de crise humanitaire, de risque sanitaire et de renforcement de la surveillance maritime sont également présentes.
Face aux effets du réchauffement climatique sur les régions les plus vulnérables mais aussi sur les infrastructures critiques, les équipements, les procédures ainsi que la santé physique et mentale des soldats, les missions des Armées sont appelées à évoluer vers des opérations de secours et d’assistance aux populations victimes de catastrophes naturelles, de surveillance des espaces communs comme le milieu maritime, de protection de l’environnement et de gestion de crises régionales. Pour répondre efficacement à ces défis, une meilleure coopération entre les différents acteurs – civils et militaires, publics et privés – et à tous les niveaux – international, national, régional – est primordiale.
2/ La communauté internationale partagée entre les initiatives, la concurrence et la dépendance
Dès l’introduction, les auteurs soulignent le scepticisme des acteurs politiques et économiques internationaux sur l’existence d’un lien entre réchauffement climatique et conflit. Si les enjeux climatiques sont largement présents dans les discussions internationales, avec un engagement commun autour des questions énergétiques et de protection de l’environnement, une forte compétition existe. La prise en compte des effets du réchauffement climatique sur la sécurité nécessite donc une prise de conscience plus large et la mise en œuvre de plans d’action concrets.
L’Union européenne prend cependant ce sujet très au sérieux : l’European Green Deal a été adopté en 2021 pour favoriser l’adaptation et la consolidation de la Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) accompagné d’une « Feuille de route » sur le changement climatique et la défense. Essentielle pour les travaux de planification, cette dernière met en avant le rôle clé des forces armées, directement affectées dans leurs missions et devant investir dans des capacités plus respectueuses de l’environnement. Le niveau de développement de plans d’atténuation pourrait toutefois être plus ambitieux. De son côté, l’agenda de l’OTAN pour réduire l’empreinte carbone de ses opérations et infrastructures est similaire à celui de l’UE. Ce nouveau champ d’intérêt est propice à la compétition dans les domaines technologique, industriel et normatif malgré une volonté commune d’agir et un accord de non duplication de leurs activités.
Au conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU), certains Etats s’opposent à sa saisine en matière de climat. Ils insistent sur l’absence de causalité directe entre changements climatiques et insécurité et sur le risque d’adopter une politique qui permettrait de sanctionner les Etats irrespectueux de leurs engagements. En parallèle, l’armée américaine privilégie une politique d’adaptation au changement climatique au détriment de l’atténuation de son empreinte carbone.
Néanmoins, le développement des méthodes de géo-ingénierie du CO2 et du rayonnement solaire1Ces techniques, dont le développement en est à différents stades, visent à agir sur la concentration du dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère ou sur la quantité de soleil reçue par la Terre afin de diminuer la température. Il s’agit, par exemple, de la reforestation et l’afforestation, de la bio-énergie avec capture et stockage du carbone, du blanchiment des nuages marins ou de la fertilisation des océans. pour lutter contre la hausse globale des températures représente aussi un risque de perturbation des écosystèmes, d’émergence de stratégies d’appropriation de l’espace et de domination du secteur des technologies bas carbone. En l’absence d’une gouvernance internationale sur cette question, ces « opérations climatiques », employées comme des armes non conventionnelles, pourraient rapidement conduire les Etats à répondre militairement.
Le système de gouvernance mondiale sur le climat s’avère, pour le moment, incapable de proposer des solutions à la fois ambitieuses et réalistes pour faire face aux effets du dérèglement climatique. Ce décalage entre « la réalité de la crise et le modèle de gouvernance » s’explique en partie par l’absence de prise en compte des spécificités de chaque région exposées, ce qui limite le rôle des acteurs nationaux et locaux. De même la question climatique est souvent isolée des autres facteurs (politique, économique, social) ce qui éclipse les causes multifactorielles des conflits.
3/ Le ministère des Armées français engagé mais limité par l’absence d’une stratégie globale
En France, l’engagement des armées dans l’élaboration de mesures d’adaptation face au changement climatique et dans des politiques de développement durable est assez récent. Il a fallu attendre 2007 et le Grenelle de l’environnement pour que soit définie une politique environnementale, puis 2012 pour la présentation d’une stratégie de développement durable fixant, entre autres, les objectifs en matière de réduction des émissions et de protection de la biodiversité. En 2016 est créé l’Observatoire Climat et Défense pour sensibiliser et former les différents acteurs, travailler sur une nouvelle cartographie des risques, soutenir certains travaux de recherche et introduire un instrument de coopération international. La France, « nation-archipel » engagée dans des opérations militaires en zones tropicales ou arides, disposant d’un réseau étendu de points d’appui militaires et participant régulièrement à des opérations de sécurité civile, est l’un des pays les plus avancés dans sa réflexion sur le sujet et multiplie les initiatives. D’importants progrès ont été réalisés dans la transition énergétique, notamment à travers l’écoconception, prenant en compte les aspects environnementaux dans les processus de développement du matériel militaire afin d’assurer des performances opérationnelles et une durée de vie optimales.
Si le ministère des Armées est engagé en matière de sécurité climatique, l’absence d’une gouvernance ministérielle, l’insuffisance des moyens et la multiplication des urgences à court terme, ont limité l’intégration du changement climatique à l’ensemble des fonctions stratégiques. Les effets stratégiques et sécuritaires du changement climatique sont connus mais une réticence persiste à transformer en profondeur les modes de vie, pour agir efficacement et rapidement.
Notre avis
Premier ouvrage en français consacré aux enjeux stratégiques du changement climatique, le nombre de contributions et la diversité des parcours des auteurs constituent la richesse de cet ouvrage qui dépasse le cadre académique. Les différentes perspectives présentées dressent un panorama relativement complet des enjeux stratégiques du changement climatique et de leurs effets sur la « sécurité humaine » ainsi que sur les armées, à la fois dans leurs missions et dans leur adaptation. Une multitude de thèmes sont abordés, toujours étayés par des arguments et des données issues de sources diverses dont des travaux de recherche, des rapports et des documents officiels. Ces informations permettent d’avoir une vision plus précise des différents enjeux associés au changement climatique et de sortir des grandes généralités tout en se faisant son propre avis sur la question.
Si des éléments de réponse sont apportés tout au long de la lecture, des pistes de solutions concrètes pour pallier le manque d’une approche commune sur le sujet, alimenté par la concurrence entre Etats ou institutions, et pour atteindre un certain équilibre entre la défense des intérêts et la solidarité auraient pu être proposées. En outre, bien que la ligne conductrice de chaque partie soit différente, le découpage choisi induit de nombreuses répétitions tout au long de l’ouvrage.
Rédigé par Pauline.