Retrouvez ci-dessous le résumé et notre avis sur le troisième ouvrage sélectionné pour le prix du livre SPDS 2022-2023.
Adrien Estève est un politiste français, actuellement chercheur postdoctorant au Centre de Recherches Internationales (CERI) dans le cadre du programme « résident » de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Ses recherches se concentrent essentiellement sur l’analyse du rôle des acteurs de la sécurité et de la défense dans les politiques climatiques, ainsi que l’émergence de réseaux et de forums internationaux sur la “sécurité climatique”. À ce titre, il est responsable du groupe de recherche “Environnement et Relations Internationales” du CERI et du groupe de travail “Environnement et climat” de l’Association pour les Études sur la Guerre et la Stratégie (AEGES). Docteur en science politique de l’IEP de Paris, il est aussi diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix en Provence (master recherche en expertise politique et internationale, 2014) et de Sciences Po (master recherche en science politique, 2015). Dans le cadre de ses recherches doctorales, il a également été chercheur invité au département de science politique de Columbia University pour l’année universitaire 2017-2018 et en avril 2019.
Guerre et Écologie, paru en septembre 2022, constitue l’adaptation en ouvrage de sa thèse de doctorat, soutenue à Sciences Po en décembre 2020 et réalisée sous la direction d’Ariel Colonomos (CERI, Sciences Po) et Jean-Vincent Holeindre (Centre Thucydide, Panthéon-Assas).
Identifier et qualifier les liens entre Guerre et Écologie au prisme des responsabilités imputées aux acteurs de la défense
Guerre et écologie se consacre à l’étude de liens entre deux objets longtemps perçus comme antinomiques : les politiques de défense d’une part, et les politiques environnementales et climatiques d’autre part. Plus précisément, l’ouvrage est une forme de généalogie comparée de l’incorporation des enjeux écologiques par les acteurs de la sécurité et de la défense au cours des XIXème, XXème et XXIème siècles en France et aux États-Unis. Empiriquement, l’ouvrage s’appuie sur une soixantaine d’entretiens semi-directifs conduits en France et aux États-Unis, ainsi que sur une série d’archives gouvernementales.
La thèse principale soutenue par Estève est la suivante : cette incorporation a pris plusieurs formes, distinguées d’après trois types de “responsabilités” imputées aux armées vis-à-vis des enjeux écologiques.
La responsabilité de prévenir les destructions au prisme des catégories de la guerre juste
La première est la “responsabilité de prévenir les destructions et les pollutions causées par les activités de défense” (chapitres 1 à 3) ; la seconde la “responsabilité d’économiser la force pendant les interventions militaires” (chapitres 4 à 6) ; et la dernière la “responsabilité d’anticiper et de prévenir les risques du changement climatique” (chapitres 7 à 9). Concernant la première responsabilité, Estève montre brillamment qu’elle peut être approchée au travers de trois grandes catégories issues de la tradition de la guerre juste : “jus in bello” , “jus post bellum” et “jus ante bellum” .
L’auteur souligne que le droit international humanitaire encadre la limitation des destructions environnementales en temps de guerre. L’usage du napalm lors de la guerre du Vietnam y a joué un rôle significatif durant les années 1970. Dans le cas du just post bellum, Estève distingue deux scénarios. Le premier consiste en des demandes de “compensation” portant sur “l’impact sanitaire de l’utilisation de certaines armes” (ex : agent orange utilisé au Vietnam par les Etats-Unis, essais nucléaires français dans le Pacifique, etc.). Le second est scénario est caractérisé par des demandes de “réhabilitation environnementales”, qui se cristallisent autour de l’enjeu du déminage et du traitement des munitions enterrées ou immergées. A partir des années 1990, la responsabilité de prévenir les pollutions militaires constitue une dimension à part entière du versant logistique des doctrines des armées françaises et américaines. Enfin, en amont de la guerre, Estève souligne que des bureaux chargés de contrôler l’impact environnemental des activités de défense ont été créés dans les années 1990, avec un pouvoir d’action cependant assez limité.
La responsabilité d’optimiser l’emploi de la force et la mise en place d’une “défense durable”
Dans une seconde partie, l’auteur s’intéresse à la responsabilité d’optimiser l’emploi de la force, qui se cristallise essentiellement sur l’élaboration et l’implémentation progressive au sein des armées d’une politique dite de “défense durable”. Cette politique est d’abord née d’une “responsabilisation douce” des mondes de la défense aux enjeux écologiques par l’assimilation progressive d’une norme libérale de durabilité, telle que consacrée lors du Sommet de Rio de 1972 et au sein du Protocole de Kyoto de 1997. Cette adaptation s’effectue relativement sans accrocs en France, où le développement durable fait l’objet d’un consensus au sein de la classe politique, et bien plus difficilement aux États-Unis, où la notion fait historiquement l’objet d’un clivage politique entre Démocrates et Républicains. L’apparition de stratégies de light footprint dans les années 1990-2000, valorisant les usages précis et ciblés des frappes aériennes, participe en outre à la réduction de l’empreinte militaire des opérations extérieures (OPEX). Par ailleurs, le principe “d’économie de la force” a été revalorisé aux Etats-Unis et en France dans les années 2000 en raison des coûts très importants induits par les interventions militaires extérieures (Irak, Mali), dans un contexte de réduction structurelle des budgets de la défense. Cette revalorisation a notamment amené à l’élaboration de stratégies d’optimisation de l’usage de l’énergie en OPEX.
La responsabilité d’anticiper les risques du changement climatique et le rôle essentiel de la prospective
La dernière partie de l’ouvrage analyse comment la responsabilité d’anticiper et de prévenir les risques du changement climatique a été incorporée par les acteurs de la défense. Tout d’abord, à partir des années 2000, la posture des armées étasuniennes et françaises a suivi une approche qu’Estève qualifie “d’adaptation”, c’est-à-dire que le changement climatique y est essentiellement perçu comme une menace ou un risque face auquel une adaptation est possible, à condition d’anticipation.En outre, l’approche du climat au sein des cénacles stratégiques a évolué au fil des siècles : celui-ci a été de moins en moins perçu comme un aléa naturel imposé aux armées et de plus en plus comme un ensemble de ressources constituant une variable stratégique dont il est possible d’anticiper les effets. Cette évolution, couplée à un “allongement du regard stratégique” , a donné naissance au cours des années 1990-2000 aux premières études de prospective climatique coordonnées par le secteur de la défense. Estève met notamment en lumière une distinction opérante au début des années 2000 entre les prospectives climatiques américaines et françaises. Les premières s’appuyaient sur des “scénarios abrupts” et considéraient le climat comme un “multiplicateur de menaces”. Les secondes mettaient en avant des liens de causalité beaucoup plus indirects et ténus entre climat et tensions armées, et jugeaient de fait ce dernier avant tout comme un “multiplicateur de risques”. Depuis les années 2010, les prospectives américaines et françaises tendent néanmoins à converger autour de la notion de “résilience” , qui met l’accent sur le rôle des armées dans la prévention et l’aide aux populations face aux catastrophes climatiques.
Notre avis : Un livre intelligent, évitant le double écueil de l’inventaire et de l’histoire des idées
Guerre et Écologie est un ouvrage particulièrement brillant, qui à travers la déclinaison des responsabilités mêle habilement une étude historique fouillée de la production normative environnementale au sein des administrations françaises et américaines à une double généalogie intellectuelle, celle de la pensée stratégique d’une part et de l’écologie politique d’autre part. Cette double entreprise permet d’observer l’influence mutuelle de la pensée environnementaliste et de la pensée stratégique, débouchant sur la création de nouvelles normes (défense durable, compensations, anticipation des risques climatiques). Ce faisant, Estève évite autant l’écueil d’un “inventaire à la Prévert” profondément rébarbatif des textes et organes administratifs ayant organisé historiquement les liens entre écologie et défense, que celui d’un pur développement d’histoire des idées se refusant à toute confrontation avec le réel.
Au demeurant, si le travail d’archive réalisé par Estève se ressent sans cesse au sein du livre, la place donnée à la soixantaine d’entretiens semi-directifs réalisés par l’auteur dans l’élaboration de sa réflexion est bien moins discernable. Ces entretiens sont très certainement implicitement mobilisés dans l’identification des “grands mouvements” idéologiques au sein des administrations et des armées française et américaine. Néanmoins, on aurait pu souhaiter une présence plus explicite dans le corps de l’ouvrage, à travers l’analyse de verbatims par exemple, permettant de donner un nouveau souffle à une analyse empirique parfois un peu aride. Au-delà de la question des entretiens, le livre digresse parfois sur des sujets certes intéressants, mais dont la suppression aurait peut-être pu permettre de resserrer le propos d’un livre déjà très dense.
Enfin, le livre fait le choix de ne pas s’aventurer dans une forme de critique des rapports des acteurs de la défense aux revendications écologiques ni des justifications mobilisées par ces acteurs pour s’exempter ou subvertir certaines normes environnementales contraignantes, processus pourtant clairement identifiés par Estève dans le livre. Si ce choix se comprend aisément, du fait de la densité de l’ouvrage et – certainement – en raison d’une volonté de l’auteur de pouvoir être entendu par une part des acteurs sur lesquels il écrit, cette relative absence de perspective critique peut sembler parfois à la lecture de l’ouvrage comme un manque à combler.
Rédigé par Elias Brugidou