Compte-Rendu : Putin’s World : Russia against the West and with the rest – Angela Stent
Février 2014 : la Russie accueille les XXIIème jeux Olympiques d’hiver à Sotchi, sur les rives de la Mer Noire. Si les dirigeants occidentaux sont absents, des milliards de personnes à travers le monde assistent à la cérémonie d’ouverture qui célèbre les grandes étapes et les héros de l’histoire de la Russie. Un mois plus tard, toujours sur les bords de la Mer Noire, la Russie annexe de facto la Crimée au détriment de l’Ukraine. Pour Angela Stent, directrice du Centre des études eurasiatiques, russes et est-européennes de l’université de Georgetown à Washington D.C. et ancienne employée du National Intelligence Council, ces deux événements témoignent de la volonté de la Russie de redevenir une puissance avec laquelle il faut compter, que ce soit sur le plan culturel ou militaire. Cette réémergence de la Russie comme un acteur incontournable des relations internationales est le coeur de son dernier ouvrage Putin’s World : Russia against the West and with the rest, publié le 26 février 2019 aux éditions Twelve.
Héritages de l’histoire
L’auteur débute son analyse par l’étude des bases historiques et culturelles de la politique étrangère russe. Pour Angela Stent, les dirigeants russes s’inscrivent dans la continuité du régime autocratique impérial. À ce titre, l’Union Soviétique n’a pas constitué une parenthèse dans l’histoire de la Russie. Au contraire l’idéologie communiste se surimposait aux traditions de régimes fortement personnalisés qu’avait connu la Russie pendant des siècles. L’auteur rejoint donc ainsi sur ce point le diplomate américain George Kennan qui en 1946, dans son célèbre Long télégramme recherchant les sources des agressions soviétiques, remarquait que la Russie « n’avait jamais eu de voisin amical ni de séparation des pouvoirs ». Par ailleurs, le regain d’intérêt de Vladimir Poutine pour l’Eurasianime (idéologie selon laquelle la Russie appartiendrait à une civilisation unique, entre l’Europe et l’Asie) peut s’expliquer à l’aune du conflit entre occidentalistes et slavophiles au XIXème siècle. Si cette approche permet à l’auteur de s’appuyer sur l’histoire et la culture pour apporter un éclairage bienvenu et nécessaire sur les actions du gouvernement, son danger est d’aboutir à un déterminisme absolu, en expliquant chaque décision par le poids de l’histoire et des traditions. En outre, certaines affirmations semblent excessives. C’est notamment le cas lorsqu’elle note que « une des raisons principales qui a conduit au rejet des mesures économiques et politiques occidentales par les russes était qu’ils étaient russes, pas qu’ils étaient communistes », sans apporter de justification supplémentaire.
La question européenne
La relation ambivalente avec l’Europe découle de la difficulté pour la Russie à se positionner idéologiquement en Europe ou en Asie. De fait, elle n’appartient réellement à aucune de ces deux régions. Angela Stent remarque que, loin d’apporter un règlement définitif de cette question, la chute de l’URSS en 1991 a encore complexifié les relations Est-Ouest. Les espoirs d’une démocratisation de la Russie par le haut ont été vite déçus, alors que les pays du pacte de Varsovie s’empressaient de rejoindre les institutions créées par les anciens ennemis : l’Union Européenne et l’OTAN. Suite à l’arrivée au pouvoir de Poutine, la Russie a mis un frein à son intégration dans l’Europe occidentale. L’auteur dégage deux raisons principales expliquant ce choix. Tout d’abord, Poutine vise à ce que la Russie soit traitée comme un « partenaire égal » sur la scène internationale. La Russie érige ainsi le Concert de l’Europe en modèle à suivre pour garantir la paix européenne. Instauré après le Congrès de Vienne (1814-1815), ce dernier se caractérise par le dialogue des principales puissances européennes de l’époque (Autriche, France, Grande-Bretagne, Prusse et Russie) pour établir une balance des pouvoirs et empêcher l’émergence de révolutions républicaines. Ce système est d’abord attirant pour Poutine car il se fonde sur des valeurs conservatrices : réprimer les mouvances libérales et nationales. Ensuite, il s’organise autour de la discussion entre les grandes puissances, les petits Etats n’ont pas leur mot à dire et restent dans l’ombre de leurs voisins. L’Union Européenne, encombrée par des procédures administratives qui donnent une influence démesurée à de petits états, apparaît dans cette vision comme un repoussoir idéologique.
Sphères d’influence
De cette préférence découle la notion de « sphère d’influence », analysée par Angela Stent dans ses chapitres sur les pays de l’ex-URSS et sur l’Ukraine. En Russie, les ex-républiques d’URSS sont identifiées à « l’étranger proche » (Ближнее зарубежье). La Russie considère qu’elle a un statut particulier de leader de ce groupe – statut qu’elle justifie en se fondant sur des arguments historiques, politiques, économiques et militaires. L’auteur compare ainsi l’approche de la Russie à la « Doctrine Monroe » des États-Unis, selon laquelle le continent américain constitue le pré-carré des États-Unis, et ne saurait par conséquent souffrir une ingérence européenne. Dans les faits, si la Russie demeure de loin le pays le plus puissant de la région, son influence varie fortement selon les pays. A l’Ouest, les pays Baltes ont avec succès intégré l’UE et l’OTAN et sont fortement éloignés des positions de Moscou. Les relations sont meilleures avec les pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan, Tadjikistan et dans une moindre mesure Turkménistan), qui restent très dépendants de la Russie, et ce malgré une montée en puissance de la Chine dans la région. Angela Stent remarque également que pour préserver son influence dans les pays post-soviétiques, la Russie tente de maintenir les conflits ethniques et territoriaux apparus suite à l’éclatement de l’URSS, donnant ainsi naissance à des « conflits-gelés ». C’est à dire une situation où le combat armé a cessé sans que le différend entre les parties n’ait été soldé. Dans les faits, ce terme regroupe différentes réalités et les conflits peuvent sporadiquement se réchauffer, comme c’est régulièrement le cas dans le Haut-Karabagh (disputé par l’Arménie et l’Azerbaïdjan) De cette manière certains États, notamment dans le Caucase, ne contrôlent pas l’ensemble de leur territoire. Ainsi le Kremlin a reconnu l’indépendance des Républiques sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud sur le territoire de la Géorgie officielle.
Le rapprochement avec la Chine
Une des parties les plus intéressante du livre est l’analyse de la position de la Russie en Asie. Depuis l’Europe, il est facile d’oublier la composante orientale de cet immense État, alors même que, comme la première partie du livre le précise, la Russie est une puissance à la fois européenne et asiatique. Angela Stent analyse les enjeux géopolitiques russes en Asie au prisme de la relation avec la Chine et le Japon. Après la chute de l’URSS en 1991 la relation sino-soviétique s’est considérablement réchauffée. C’est d’abord le cas sur le plan économique où, dès 2009, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie. Au niveau politique, les deux pays font montre d’une collaboration accrue en matière militaire (exercices joints Vostok 2018). Par ailleurs, on note une coordination des efforts diplomatiques des deux pays – tous deux membres du Conseil de sécurité de l’ONU – afin de bloquer l’adoption de sanctions liées au non-respect des droits de l’homme par exemple. L’auteur soulève néanmoins plusieurs points qui pourraient empêcher le partenariat d’évoluer en une alliance à part entière. En premier lieu l’asymétrie de la relation : si la Russie devient de plus en plus dépendante de la Chine la réciproque n’est pas vraie. Ensuite, les sociétés russe et chinoise restent fermées l’une à l’autre, les contacts officiels se multiplient mais la société civile et les entrepreneurs russes ont bien moins d’interactions avec la Chine qu’avec l’Allemagne ou l’Italie. En résumé « Les hommes du Kremlin comprennent l’Ouest bien mieux qu’ils ne comprennent la Chine ».
Un nouveau « Power Broker » au Moyen-Orient ?
Enfin, un des succès géopolitiques parmi les plus importants de la présidence de Poutine est le retour de la Russie sur la scène moyen-orientale. Angela Stent remarque que l’intervention en Syrie en 2015 a permis à la Russie de sortir de l’isolation dans laquelle l’avait plongée l’annexion de la Crimée. L’invasion manquée de l’Afghanistan par l’URSS (1979-1989) avait considérablement refroidi les dirigeants russes vis-à-vis de leurs possibilités d’action au Moyen-Orient. Ils y ont depuis mené une politique peu affirmée, laissant de fait les Etat-Unis devenir l’acteur le plus important de la région. Ce n’est qu’à partir de 2015 que la Russie a fait son grand retour. Stent attribue une grande partie de ce succès aux tergiversations et ambivalences des administrations américaines dans leur politique moyen-orientale. Poutine a ainsi su habilement exploiter ces failles pour s’imposer comme un acteur incontournable dans la région. L’auteur définit ainsi la Russie comme le nouveau « power broker » au Moyen-Orient. Dans la lignée de sa politique contre les « révolutions de couleur » en Europe et Asie centrale, la Russie se présente comme le défenseur du statu quo. Face aux États-Unis et à l’Europe qui n’apporteraient que le chaos et des volontés de changement de régime, la Russie est donc un partenaire très attractif pour les dirigeants. Poursuivant ses interventions dans la région, sa principale force est qu’elle se place comme un interlocuteur pragmatique qui dialogue avec toutes les parties des conflits : d’Israël à l’Iran en passant par la Turquie et l’Arabie Saoudite. Dans la mesure où elle n’a pas « choisi de camp », la Russie dispose de nombreux leviers d’actions auprès des dirigeants avec lesquels elle a noué des relations.
Comment travailler avec la Russie de Poutine ? C’est la question à laquelle Stent tente de répondre en guise de conclusion. Elle considère qu’isoler la Russie et refuser tout dialogue ou, au contraire, multiplier les « resets » de la relation sont des approches vaines. Il faut donc, selon elle, que les démocraties occidentales présentent un front uni et ferme lorsque la Russie tente d’interférer dans leur fonctionnement, mais aussi instaurer un dialogue sur les tensions et identifier d’éventuels points de convergence (la lutte contre le terrorisme, par exemple).
Si la Russie peut se targuer d’indéniables succès stratégiques et diplomatiques, sa situation économique et politique reste fragile, et c’est peut-être un angle mort de ce livre. Les déterminants domestiques de la politique étrangère ne sont que rapidement abordés alors même qu’ils constituent un point clé pour la compréhension de celle-ci. Les progrès dans l’opinion des dirigeants russes suite aux interventions en Géorgie (2008) et Ukraine (2014) peuvent ainsi être analysés comme un phénomène de « rally-round-the-flag », la population se rassemblant autour du chef face à un ennemi commun. La Russie a toutefois une influence internationale largement disproportionnée vis-à-vis de son économie et les succès de sa politique étrangère ne pourront éternellement masquer ses fragilités internes.
Par Théo Bruyère-Isnard