Le lundi 22 février 2016, Sciences Po Défense & Stratégie a pu accueillir M.Bruno Tertrais, chercheur en science politique qui a notamment travaillé auprès du directeur stratégique du Ministère de la Défense. Il est aujourd’hui maître de recherche à la Fondation pour la Recherche stratégique. Dans ses recherches, il s’est intéressé notamment aux relations transatlantiques, à la stratégie américaine, à la géopolitique du Moyen-Orient et à la prolifération nucléaire. Il a ainsi pu répondre à une question polémique : la dissuasion nucléaire est-elle toujours utile ?
* En France, il y a un colloque, une conférence sur le sujet avec un débat tous les 2 ou 3 mois. Ce n’est pas du tout un sujet tabou. Certes, on en parle moins qu’avant mais c’est normal. Durant la Guerre Froide, on vivait en permanence sous la menace nucléaire russe c’est pour ça que la moitié des discours de François Mitterrand abordaient ce sujet. Aujourd’hui on vit dans une époque moins dangereuse (même s’il y a toujours de nombreuses tensions avec la Russie).
* Si aujourd’hui on n’avait pas l’arme nucléaire, on ne s’en doterait pas, car on ne pourrait pas se permettre cet investissement, et en plus cela brouillerait nos relations avec les autres pays. Mais ce n’est pas un argument pour s’en débarrasser, aujourd’hui l’investissement est amorti. Nous allons donc la conserver, surtout que l’opinion publique est plutôt consensuelle et attachée à la dissuasion nucléaire (environ 70% de la population y est favorable). De plus, quasiment tous les partis souhaitent son maintien, mis à part EELV et le FDG, EELV étant le seul parti à avoir voté contre le budget de la défense pour la dissuasion nucléaire. Donc quasiment tout le monde y est favorable.
* La dissuasion nucléaire est au cœur de l’identité stratégique française, c’est un héritage de la Vème république, qui marque notre indépendance vis-à-vis des Etats-Unis.
Il y a deux formes d’indépendance nucléaire : celle de la France, qui fabrique tout le matériel nécessaire ; celle de la Grande-Bretagne qui utilise le matériel américain. La France a toujours montré sa volonté d’indépendance totale. Par exemple, lors de la crise de Suez en 1956, tandis que la GB déclarait « jamais plus sans les USA », la France disait « jamais plus dépendant des USA ».
Charles de Gaulle insistait beaucoup sur cette indépendance. De plus, se doter de l’arme nucléaire était pour lui un moyen d’asseoir sa légitimité afin de faire passer l’élection au suffrage universel direct du président. En effet, s’il utilise l’arme nucléaire, c’est au nom du peuple.
* Quand on présente le « bouton » au Président de la République après son élection, il y a une sorte de « transfiguration », on voit une transformation. C’est en effet une responsabilité très particulière, qui les distingue : le président est seul.
A quoi sert la dissuasion nucléaire ?
* Liberté d’action par rapport à un ennemi : en cas de crise grave, cela neutralise la dissuasion adverse.
* Responsabilité particulière, il existe un club des dirigeants nucléaires, dès qu’on dispose de l’arme nucléaire on en est un membre de fait. On pèse également plus sur les débats de non-prolifération.
* Cela tire vers le haut le reste de l’industrie en défense, il y a une exigence technologique, même si cela joue moins aujourd’hui.
* Cela contribue à la sécurité européenne, à l’OTAN, car la France dispose de la seule dissuasion nucléaire indépendante.
* Que gagnerait-t-on à l’abandonner ?
On serait félicité, présenté comme un modèle mais cela s’arrêterait là. Il y aurait des gains budgétaires très longtemps après, mais dans l’immédiat ça détruirait des emplois. On débat donc en termes de coûts/bénéfices.
* Reste cependant le problème du budget, on va bientôt entrer dans une période de renouvellement du matériel dans les 20-25 ans à venir, les dépenses vont donc augmenter. Aujourd’hui cela représente 11% du budget de la défense, 22% du budget de l’équipement. Cela risque de passer à 33% et de ne pas être soutenable. Il y a des solutions : augmenter le budget de la défense, étaler les programmes (mais risqué car le matériel vieillit), diminuer les forces (il s’agit d’une décision politique, or on a 300 armes depuis très longtemps, il y a une grande continuité, ce qui signifie qu’on a juste ce qu’il faut, c’est adapté).
Aujourd’hui il y a donc peu de débat, mais le sujet va revenir sur le devant de la scène avec la question du budget.
* La France est le seul pays où une personne élue au SUD dispose de la dissuasion nucléaire.
* La question d’une mutualisation européenne a déjà été posée dans les années 90, mais cela aurait été un obstacle à l’intégration de nouveaux pays. De plus, par crédibilité il faut être parcimonieux : un seul homme face à un conseil. Enfin, on ne va pas demander à tous les pays de payer pour s’en doter.
* La dissuasion est un fusil à deux coups : d’abord un tir d’avertissement, puis on envoie les armes jusqu’à des dommages inacceptables. C’est en terme de dommages inacceptables qu’on définit le nombre d’armes nécessaire (environ 300 en France).