Dans le cadre du Cycle Diplomatie portant cette année sur la région Indo-Pacifique, SPDS a eu l’honneur d’accueillir pour la conférence inaugurale du cycle Diplomatique Son Excellence Christian Lechervy, Ambassadeur de France en Birmanie qui était en ligne depuis Rangoun.
Monsieur l’Ambassadeur a consacré sa carrière aux questions stratégiques portant sur l’Asie. Il a commencé sa vie professionnelle au ministère de la Défense en 1992, où il a notamment été chef du Bureau Asie Pacifique de la Délégation aux Affaires stratégiques, aujourd’hui la DGRIS, et Conseiller pour les affaires internationales au cabinet du ministre de la Défense (entre 1997 et 2002). En 2002, il rejoint le Quai d’Orsay, en tant que sous-directeur d’Asie du Sud-Est avant d’être nommé Ambassadeur au Turkménistan de 2006 à 2009. Entre 2012 et 2014, il rejoint le cabinet du Président de la République François Hollande, en tant que conseiller chargé des affaires stratégiques et de l’Asie-Pacifique. Enfin, avant de devenir ambassadeur de France en Birmanie depuis le 1er octobre 2018, Monsieur Lechervy était Secrétaire Permanent pour le Pacifique et représentant permanent de la France auprès de la Communauté du Pacifique et du Programme régional océanien de l’environnement.
SPDS vous propose un compte-rendu succinct de cette conférence passionnante.
I – La stratégie française en Indo-Pacifique
A – L’établissement progressif d’une stratégie en Indo-Pacifique
Monsieur l’Ambassadeur a débuté son propos en démentant deux idées reçues sur l’Indo-Pacifique : il ne s’agit ni d’un concept américain, ni d’un concept nouveau. Par exemple, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, une Commission des pêches de l’Indo Pacifique fut mise en place, avec la France comme membre fondateur. Pour quelles raisons la France s’est-elle appropriée ce concept, et quelle est l’importance de ce dernier aujourd’hui ?
Au début des années 1990, la France était particulièrement active dans la région en vue de trouver une solution au conflit cambodgien. Suite à la chute de Saïgon en 1975, ce conflit présentait alors une triple dimension : une guerre par procuration entre les Etats-Unis et l’URSS, un conflit régional divisant l’Asie, et une guerre civile. Lors de la signature des Accords de Paris en 1991, la France a démontré sa capacité à engager des discussions avec les principaux acteurs régionaux, à savoir le Japon, l’Australie, la Chine, l’Inde et l’ASEAN. La crise cambodgienne a ainsi initié une redéfinition de la politique française dans la région.
Ce processus s’est traduit en premier lieu par une évolution institutionnelle, à travers la mise en place d’une Délégation aux affaires stratégiques au sein du ministère de la Défense (Monsieur l’Ambassadeur a notamment été chef du Bureau Asie Pacifique de la Délégation aux Affaires stratégiques) ; c’est la première fois qu’une stratégie diplomatique est mise en œuvre conjointement avec le ministère de la Défense. Pour l’occasion, le ministère de la Défense s’est modernisé : fusion des services de renseignement militaire, création d’un centre opérationnel fonctionnant 24 heures sur 24, et instauration de relations bilatérales (mécanismes 2+2 qui structurent les relations françaises avec ses partenaires étrangers) pilotées par la Délégation aux affaires stratégiques du ministère. Les instances de dialogue revêtant cette forme se sont alors multipliées dans les années 1990.
Ces évolutions ont ainsi permis d’établir progressivement une stratégie indo-pacifique, et non plus indochinoise ; il s’agissait d’édifier un nouveau narratif permettant de justifier les initiatives déjà mises en place. Pour l’Ambassadeur, ce long cheminement a permis de sortir la France de la période « coloniale » pour l’intégrer à l’ère indo-pacifique.
B – La France en Indo-Pacifique aujourd’hui
Le débat actuel a imposé l’idée que les rivalités de puissance se jouent désormais dans cette partie du monde. Or, l’Indo-Pacifique est une réalité mentale bien plus que géographique : il s’agit d’un concept flexible, qui évolue au gré des thématiques et des alliances. Depuis plusieurs années, les politiques élaborées dans cette région sont de plus en plus contraignantes et budgétées, soulignant une opérationnalisation croissante du concept. Le but est aujourd’hui de créer une synergie de politiques, et de donner de la cohérence à cette stratégie indo-pacifique en plein essor.
En effet, l’Indo-pacifique est un concept qui restructure les débats d’idées et les comportements : chaque grande puissance énonce une stratégie et cherche à la partager avec des partenaires tiers. A titre d’exemple, l’approche occidentale consiste plutôt à créer une plateforme politique, administrative, ad hoc, en vue de partenariats dans la région. C’est le cas de l’axe AUKUS (Etats-Unis – Royaume-Uni – Australie) récemment conclu, ou du Quad (Etats-Unis, Australie, Inde, Japon) ou du Quad-Pacifique (Australie ; Etats-Unis, France, Japon). A contrario, la Chine s’attache davantage à établir des relations bilatérales.
De même, le concept « Indo-Pacifique » est partagé par de nombreux pays qui ne l’associent pas à la même géographie. L’Ambassadeur a identifié trois géographies possibles :
- La vision américaine qui s’étend du Pakistan au territoire étasunien. Il est vrai que les Etats-Unis sont puissants dans la région, notamment grâce à leurs nombreuses alliances militaires (Japon, Corée du Sud, Australie). Néanmoins, selon l’Ambassadeur, le leadership militaire ne suffit pas : le retrait américain du Trans-Pacific Partnership (TPP) sous l’administration Trump a beaucoup fragilisé la position américaine en Indo-Pacifique et favorisé la Chine ;
- La vision de l’ASEAN qui considère l’espace compris entre l’Inde et la Papouasie-Nouvelle-Guinée ;
- La vision française, sans conteste la plus étendue, qui s’étend du littoral africain à l’extrémité de la Polynésie française. L’Ambassadeur s’est même exprimé à titre personnel en faveur de l’intégration d’une partie de l’Amérique latine dans cet espace.
L’Ambassadeur a par ailleurs insisté sur une double singularité de la diplomatie française en Indo-Pacifique.
En premier lieu, le Président de la République énonce lui-même ce narratif. En témoignent les nombreux discours solennels promouvant le concept Indo-Pacifique, énoncés par le Président E. Macron au cours de son mandat (depuis Saint-Denis de la Réunion, Nouméa, Canberra, Papeete). Cela signifie que tout l’appareil de l’Etat se doit de mettre en œuvre cette politique, et de manière interministérielle – il s’agit donc d’une mobilisation dépassant le seul cadre du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. A titre de comparaison, chez nos partenaires européens, c’est davantage leur ministre des Affaires étrangères qui se charge d’évoquer l’Indo-Pacifique (Pays-Bas, Royaume-Uni). Cette différence s’explique par le fait que la promotion d’une stratégie forte et cohérente en Indo-Pacifique est une ambition proprement française, tandis que la position de nos partenaires européens consiste davantage en une adaptation à cette nouvelle réalité géopolitique. L’ambition française en Indo-Pacifique, selon l’Ambassadeur, consiste à sortir du dilemme sino-américain, et d’offrir une troisième voie aux Etats de la région. L’Indo-Pacifique est ainsi devenue une thématique incontournable, inscrite dans le quotidien diplomatique de la France. L’enjeu est à présent de rendre ce narratif opérationnel, tout en évitant de sur-militariser ce concept.
L’autre singularité de la politique française en Indo-Pacifique réside dans la présence de territoires sous juridiction française dans la région. La France est le seul pays à énoncer sa stratégie Indo-Pacifique depuis non seulement sa capitale, mais aussi depuis les pays partenaires et ses territoires insulaires dans la région. En effet, il convient de ne pas sous-estimer la capacité d’agir des collectivités d’Outre-Mer. Par exemple, la Nouvelle Calédonie et la Polynésie sont présentes dans des instances régionales où l’Etat français n’est pas représenté (c’est le cas du Forum des Îles du Pacifique, ou des réunions biennales PALM organisées autour du Premier Ministre japonais auxquelles se joignent les territoires d’outre-mer). De même, ces territoires ont des ressources propres (par exemple le nickel en Nouvelle-Calédonie) qui déterminent leurs intérêts. Cette complexité est propre à la France.
Enfin, il est aussi nécessaire de s’interroger sur la place à accorder aux organisations régionales : la France est d’ailleurs le seul Etat européen à participer à presque toutes, à l’exception de l’ASEAN où l’Union Européenne siège à l’ASEAN Regional Forum.
En guise de conclusion, l’Ambassadeur a souligné deux enjeux majeurs : quelle stratégie compte déployer l’Union Européenne en Indo-Pacifique (un papier de la Commission sur cette question est prévu prochainement, et fera d’ailleurs l’objet d’un événement de ce cycle) ? Et quelle place pour les Britanniques dans la région à l’heure du Brexit ?
II – Cas d’étude : la Birmanie, entre stratégie régionale et particularités locales
Monsieur l’Ambassadeur a rappelé l’importance de la Birmanie pour la stabilité de la région Indo-Pacifique : il s’agit en effet d’un Etat continental jouant le rôle d’interface entre le sous-continent indien, la Chine et l’Asie du Sud-Est. Or, le coup d’Etat militaire de février 2021 met à mal tous les projets d’interconnectivité.
La Birmanie est donc un Etat qui cumule les crises :
- Sanitaire : la Birmanie figure parmi les pays les moins vaccinés au monde (seulement 3% de la population a reçu une dose) ;
- Sécuritaire : on estime qu’environ un millier de personnes ont été tuées et 6000 emprisonnées depuis le coup d’Etat, soit environ 30 personnes arrêtées par jour (les assassinats ciblés et bombes artisanales sont monnaie courante) ;
- Politique : le coup d’Etat a mis fin à dix ans de démocratisation, un processus dans lequel l’opinion publique croyait (à l’heure actuelle aucun mécanisme de sortie de crise ou de dialogue politique n’a été mis en place) ;
- Économique : avec un taux de croissance négatif (- 18% en 2020), le pays régresse en matière de développement humain (la part de la population birmane se trouvant en-dessous du seuil de pauvreté a été multipliée par quatre en un an) ;
- Psychologique : faute de perspectives, on assiste à une « dépression collective » du peuple birman.
Concernant le rôle de la France dans le pays, l’Ambassadeur a rappelé que la culture diplomatique française consiste à reconnaître les États, mais pas nécessairement les régimes politiques : c’est la raison pour laquelle l’Ambassade française en Birmanie n’a pas fermé ses portes suite au coup d’Etat. De même, fermer une ambassade a des conséquences sur les ressortissants présents sur place : or les Français représentent la communauté européenne la plus importante dans le pays. La France a aussi encouragé l’adoption de sanctions par le Conseil européen – ces dernières visent avant tout les putschistes, mais aussi les entités économiques liées à l’armée. Force est de constater que ces sanctions sont peu « efficaces », si l’on considère que le but recherché est d’aboutir à un changement de régime ou d’initier un dialogue politique. Néanmoins, ces sanctions ne peuvent être considérées inutiles puisqu’elles sont employées comme moyen de pression par l’opposition birmane contre la junte militaire.
L’Ambassadeur a enfin souligné que l’ASEAN (dont la Birmanie est membre) a un devoir moral et sécuritaire d’agir pour apaiser la situation. Or, au sein de l’ASEAN, les décisions sont prises par consensus ; cela entrave la capacité d’agir de l’organisation et assombrit les perspectives de sortie de crise.