Table-ronde sur l’industrie de défense européenne

SPDS organisait le mercredi 29 septembre à 19h sa première table ronde, consacrée à l’européanisation de l’industrie de défense, un des piliers de l’Europe de la défense, maintes fois évoquée dans le débat public.

En 2017, la détermination française sur le sujet avait été illustrée par la conclusion d’un accord franco-allemand pour la conduite de programmes industriels majeurs en commun. Les chars, drones et avions de combat du futur devaient être le fruit d’une coopération européenne. L’européanisation de l’industrie de défense pouvait être le premier jalon d’un processus menant à la conduite d’opérations intégrées au niveau communautaire. 4 ans plus tard, force est de constater que si des avancées ont été enregistrées au niveau communautaire, l’avenir des différents programmes de coopération industrielle est régulièrement remis en question.

Pour évoquer les avancées dans la coopération européenne en matière d’armement mais aussi les limites rencontrées, SPDS recevaient quatre intervenants aux profils très divers :

Jean-Pierre Maulny, conseiller du président de la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale entre 1997 et 2002 et actuel directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), c’est l’un des principaux spécialistes français des questions de défense et de l’industrie d’armements par le prisme européen. 

Jean-Marc Edenwald, précédemment ingénieur au sein de la Direction Générale de l’Armement (DGA) et actuellement responsable des affaires européennes et otaniennes chez Nexter, champion français de l’industrie de défense terrestre. Nexter étant une filiale de KNDS, joint-venture entre l’allemand Krauss-Maffei Wegmann et Nexter, elle illustre un modèle d’européanisation des industries de défense nationales. 

Aziliz Guérin, attachée à l’Agence Européenne de Défense et au Fond Européen de Défense par le ministère de la défense luxembourgeois, Madame Guérin était anciennement chargée du développement industriel de défense et des activités de recherche et développement dans le Grand Duché. Sa présence permet l’ouverture de la discussion au-delà du prisme français. 

Michel Goutaudier, Senior Manager chez CGI Business Consulting, son expertise dans le conseil à diverses organisations en matière de spatial, d’intelligence  économique et de renseignement est nourrie par son expérience au sein du ministère des Armées français. Elle permet d’aborder les questions industrielles sous l’angle de l’intelligence économique. 

Cet événement est labellisé « Fabrique Défense » dans le cadre de l’initiative du Ministère des Armées de sensibiliser et rapprocher les jeunes de 15 à 30 ans des enjeux de défense européenne à travers des évènements participatifs et immersifs.

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Interventions des panélistes 

Les intervenants ont été invités à s’exprimer sur les enjeux suivants : l’état actuel de l’européanisation des industries, les freins à l’européanisation des Bases Industrielles et Technologiques de Défense (BITD) et les modalités de coopération en matière d’armement les plus adéquates. 

– Jean-Pierre Maulny  

Monsieur Maulny a commencé par insister sur l’importance de conserver une perspective historique dans les questions de coopération entre industries de défense européennes en distinguant deux époques. Une première époque de coopération et de consolidation en matière d’armement s’est ouverte dès les années 1960 et 1970 avec différents projets intergouvernementaux comme l’avion de combat Tornado. Cette période signalait déjà une volonté de coopération et a été suivie par une époque de consolidation industrielle non seulement française mais aussi européenne à la fin des années 1990. Avec la chute du mur de Berlin et les baisses de budget permises par les “dividendes de la paix” qui s’ensuivent, les années 1990 constituent une période de restructuration européenne autour du Traité de Maastricht et du sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998. A partir de ce moment, l’outil industriel de défense des différents Etats européens apparaît comme disproportionné par rapport aux besoins nationaux et les gouvernements sont animés par une volonté de coopération européenne. Celle-ci conduit à la rédaction d’une stratégie européenne de sécurité en 2003 et la création de l’Agence Européenne de Défense en 2004. La coopération entre les acteurs est rationalisée avec des initiatives comme l’Organisation Conjointe de Coopération en matière d’Armement (OCCAR), pour que les États y trouvent un intérêt économique, à défaut de pouvoir assumer les coûts de ces programmes d’ampleur seuls.

Pourtant, après 2004, l’élan de construction de la défense européenne ralentit nettement, dans un contexte européen moins favorable aux initiatives communautaires (référendum de 2005). Monsieur Maulny a fait part de ses préoccupations quant à l’état de fragmentation des industries de défense européenne : il est impératif que les États européens entretiennent leur compétitivité économique vis-à-vis des Etats-Unis avec des équipements communs. Il a rappelé toutefois qu’une entreprise reste une entreprise, guidée par des logiques de rentabilité et des business model qui nécessitent une forte impulsion politique pour se regrouper et conduire à des coopérations européennes rationnelles. Il cite l’exemple de MBDA, des entreprises européennes ayant décidées de se regrouper pour éviter la duplication d’un missile similaire. En soulignant l’importance de l’impulsion politique dans les programmes de coopération industrielle, Monsieur Maulny est revenu sur la « boussole stratégique » de l’Union Européenne, le document stratégique élaboré par les 27 en l’absence de Livre Blanc Européen. Ce document engage une réflexion sur la gestion de crise au niveau européen, à 27 ou à quelques-uns seulement. Il a fait part de son espoir que l’initiative d’intervention européenne suscite une réflexion au-delà des cadres européens préexistants et influence positivement les coopérations industrielles. 

– Jean-Marc Edenwald 

Monsieur Edenwald a commencé son intervention en rebondissant sur cette perspective historique : ayant commencé sa carrière à la DGA dans les années 80, il a assisté à l’évolution de la coopération industrielle depuis le programme de l’avion de combat franco-britannique Jaguar. Le Jaguar suivait une logique de coopération pragmatique entre des Etats partageant des besoins, des capacités industrielles et des stratégies similaires. Malgré des divergences de vue entre BAE Systems et Dassault, la coopération symétrique entre ces deux partenaires a fonctionné. Monsieur Edenwald a cependant insisté sur le fait que le marché de l’armement et de la défense suit des règles très spécifiques et ne fonctionne pas selon les règles de marché classique. La demande émane principalement des Etats et le contrôle des licences d’exportations suit des règles strictes obéissant à une logique essentiellement politique. C’est un marché réglementé, où il est difficile de bâtir des modèles de rentabilité avec des programmes extrêmement complexes qui nécessitent des cycles de recherche et développement longs. Cela rend les retours sur investissement incertains et crée des difficultés d’investissement sur le long terme, rendant les programmes d’armement très dépendant des dépenses publiques.

Ces spécificités du marché de l’industrie de défenses révèlent ainsi une multitude de freins à la coopération industrielle inter-étatique : Monsieur Edenwald a souligné le caractère presque miraculeux de ces coopérations, qui relèvent de l’exception plus que de la règle. Elles dépendent de l’alignement de nombreux facteurs, tels que la synchronisation des calendriers budgétaires, des besoins capacitaires et des volontés politiques, souvent divergents, ainsi que la compatibilité des stratégies politiques et industrielles des Etats. Il a alors rappelé l’importance de programmes structurants pour faciliter la coopération, comme avec l’avion de transport militaire A400M ou l’hélicoptère Tigre dans le cadre de l’OCCAR. Ces programmes jouent un rôle fondamental dans l’accélération et la consolidation des programmes industriels nationaux. 

Malgré la coexistence de tous ces facteurs, des difficultés persistent cependant dans la redéfinition du partage du travail une fois le projet lancé : dans le cadre de ces coopérations, chaque pays reçoit une part de travail égale à sa contribution financières, mais ces répartitions suivent rarement la logique du « best athlete » (c’est-à-dire que l’Etat disposant du meilleur produit gagne le contrat). Les Etats sont rétifs à abandonner leurs compétences et annoncent des objectifs très élevés pour augmenter leur retour sur investissement. Pourtant, la concession est au cœur de ces programmes : afin de bâtir des coopérations efficaces, les Etats doivent faire des concessions et abandonner certains pans de compétences au profit de leurs partenaires pour créer des situations de dépendance mutuelle et réduire les doublons industriels au sein de l’Union européenne. Les programmes en coopération étant plus chers que les programmes nationaux, les Etats doivent donc tendre vers un système de coopération où un programme interétatique est tout aussi efficace qu’un programme national, ce qui implique de nécessaires concessions. C’est le modèle vers lequel tend KNDS par exemple, avec le système MGCS qui tente de suivre cette logique du « best athlete » pour le développement de son canon. 

Pour terminer son intervention, Monsieur Edenwald a évoqué les différentes modalités de coopération entre les Etats : premièrement, la coopération intergouvernementale classique  qui s’appuie sur la création d’une agence exécutive (Joint Program Office), voire parfois sur des organisations permanentes comme l’OCCAR. Deuxièmement, le modèle de gouvernement à gouvernement comme le modèle CaMo entre la France et la Belgique dirigé par Nexter où le gouvernement français joue seulement le rôle d’intermédiaire. Un autre modèle est celui de KNDS qui repose sur la fusion de deux entreprises majeures de part et d’autre du Rhin. Enfin, la coopération structurée permanente qui cherche à stimuler la coopération européenne. Elle vise un changement de paradigme avec des coopérations géographiques plus inclusives entre des acteurs moins symétriques. C’est l’exemple du FED ou de la CSP pour rapprocher les mouvements industriels, rationaliser l’offre et structurer la demande au niveau des Etats. Monsieur Edenwald a conclu son intervention sur l’importance du concept d’autonomie stratégique développé par l’Union Européenne qui est au cœur des enjeux de coopération industrielle.  

– Aziliz Guérin 

Madame Guérin a commencé par insister sur la perspective à partir de laquelle elle considère le sujet traité  du fait de sa fonction : détachée à Bruxelles par le ministère de la défense luxembourgeois, elle porte le regard d’un des plus petit pays d’Europe sur les enjeux de défense européenne et de coopération industrielle. Suivant le contexte historique engagé par les deux interventions précédentes, elle a rappelé la prévalence des initiatives politiques derrière les initiatives industrielles. L’industrie de défense européenne ne date pas du XXIe siècle et pose problème depuis plusieurs décennies déjà. L’échec du projet de Communauté Européenne de Défense en 1954 était en partie dû à un manque de volonté politique. Dans un contexte de Guerre Froide, chaque pays était occupé à subvenir à ses propres besoins, conduisant à une fragmentation du marché européen et à la duplication des systèmes d’armement. Les Etats, mis à part quelques coopérations bilatérales (franco-britannique notamment), possédaient des capacités similaires mais pas interopérables, et un manque de formation et d’entraînement communs sur les équipements partagés. L’industrie de défense souffre donc de cette fragmentation qui n’est pas seulement industrielle mais aussi stratégique et politique avec des divergences de point de vue entre les États membres. Dans cet écosystème très limité, on voit aujourd’hui seulement un embryon de BITDE au sein de l’Union Européenne avec une liberté et des moyens d’actions très limités.  

Dans cette perspective institutionnelle et politique, Madame Guérin a expliqué que l’Union Européenne dispose de 3 facteurs pour augmenter son rayon d’action : d’abord, la mise à disposition de capacités suffisantes et adéquates par les États Membres,  c’est-à-dire une augmentation des capacités militaires de chaque pays, deuxièmement l’interopérabilité de ces capacités pour des actions conjointes des armées européennes et troisièmement une base industrielle de défense européenne pour produire ces capacités et mener des opérations européennes. Aujourd’hui, ces 3 facteurs font encore défaut, malgré le contexte du Brexit en 2016, de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2017 jusqu’à la récente débâcle en Afghanistan. La perte de la deuxième armée européenne (seul partenaire européen viable militairement parlant), liée aux incertitudes sur l’OTAN, a donné l’impulsion nécessaire à la création du Fond Européen de Défense (FED) en 2017 afin de pallier le manque de ces trois facteurs. 

Au sujet de la création du FED, Madame Guérin a partagé la réaction du Ministère de la Défense luxembourgeois pour illustrer les différences culturelles entre Etats: dirigé par un écologiste à l’époque, il a fallu débattre en interne pour convaincre les nouvelles équipes « vertes » que le programme n’était pas là pour armer l’Union ou augmenter les ventes d’armes mais pour inciter les Etats à coopérer au profit de l’UE en renforçant leur propre compétitivité au sein d’un marché d’équipement européen autonome et indépendant des puissances américaines ou chinoises. L’Union Européenne est en effet à ce jour incapable de construire un satellite sans participation américaine ou indienne. 

Cela explique donc l’intérêt d’une BITD européenne, qui présente les mêmes avantages qu’au niveau national, mais transposés au niveau européen. Elle permet d’orienter les objectifs stratégiques (la défense du territoire, l’organisation militaire…) et d’exercer des prérogatives diplomatiques tout en récoltant des avantages économiques en maintenant la balance du commerce extérieur. Madame Guérin distingue cependant 3 freins à cette idée. Premièrement, le nombre de participants : 27 Etats sont tout autant de divergences politiques et de difficultés pour s’accorder au sein d’une BITDE. Deuxièmement, l’obstacle représenté par la prévalence de l’OTAN et l’opposition des Etats-Unis, en dépit de déclarations encourageantes, qui refusent de voir émerger une structure qui pourrait faire de l’ombre à l’OTAN. Ces inquiétudes sont aussi partagées par un certain nombre d’États Membres qui voient l’OTAN comme le premier garant de la sécurité européenne, ce qui contraint l’Union à être inclusive dans ses initiatives comme la PESCO qui a été ouverte aux États tiers. Troisièmement, l’Union fait face à des défis structurels de coopération entre des « champions nationaux » établis dans le secteur de la défense depuis des décennies, et des nouvelles start-ups plus flexibles, agiles et réactives aux nouvelles technologies. L’intégration de l’Estonie spécialisée dans le cyber par exemple et traditionnellement exclue du spectre industriel de défense,  arrive en force pour s’emparer de projets dans le FED.

En conclusion, Madame Guérin a invité à sortir du point de vue français dans les coopérations multinationales et à encourager les coopérations qui ne font pas nécessairement appel aux traditionnels grands de la défense, chaque pays ayant sa pierre à apporter à l’édifice avec des compétences de pointe dans certaines spécialités. 

– Michel Goutaudier 

Après avoir suivi des perspectives historiques, économiques et institutionnelles, Monsieur Goutaudier a considéré ces questions par un prisme politique et d’intelligence économique. La coopération industrielle peut en effet être initiée par des Etats sur des projets au travers de structures facilitantes comme l’OCCAR ou la PESCO, mais il est fondamental de garder en tête la dimension politique à la racine de ces coopération. Cette dimension politique subit aujourd’hui une fragmentation entre 27 États différents pour des raisons économiques, politiques et stratégiques liées à des intérêts divergents. Ces intérêts divergents dus à des facteurs historiques et géographiques différents, modifient la perception des menaces des états. 

Des changements dans l’environnement des Etats avec une évolution des menaces qui sont aujourd’hui de plus en plus globales (terrorisme, menace cyber, dimension spatiale) constituent cependant des facteurs d’accélérations qui peuvent venir favoriser la coopération au niveau européen. Cependant, ces coopérations font toujours face à de nombreux freins. Au niveau européen, les BITD des Etats Membres sont diverses dans leur importance et dans leur composition. La France, qui peut produire près de l’intégralité des systèmes dont elle a besoin, allant de la fusée au sous-marin nucléaire, fait figure d’exception.. Les différences capacitaires entre la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne sont d’ores et déjà présentes et d’autant plus marquées avec les autres pays de l’Union. Ces divergences capacitaires s’accompagnent de divergences de capacités industrielles dans le cadre des projets de coopération en matière d’armement. 

En rejoignant les interventions précédentes, Monsieur Goutaudier est revenu sur l’importance des concessions pour la réussite de ces programmes de coopération : le maintien à bord de l’Allemagne sur le programme Ariane 6 par exemple, impliquait un abandon d’une capacité industrielle majeure pour la France (la production du moteur de la fusée). Ces abandons de capacités correspondent à des emplois hautement qualifiés dans les industries mais aussi des enjeux importants pour le rayonnement international de ces pays. Cette échelle internationale est fondamentale pour comprendre les autres freins liés aux coopérations industrielles en Europe : les marchés européens sont trop restreints pour permettre aux industries de défense nationales de vivre de commandes nationales ou européennes, contrairement aux industries américaines pour qui l’exportation d’armes est non-négligeable mais non vitale. En Europe, les industries de défense dépendent de leurs exportations, d’où l’engagement français pour ses ventes de sous-marins ou de Rafale. La récente vente de frégates à la Grèce rappelle aussi à quel point les enjeux industriels s’inscrivent dans les enjeux politiques et stratégiques. De ces ventes d’armes dépend aussi la balance commerciale extérieure des pays : l’enjeu de préserver et d’accroître la capacité industrielle des Etats est donc fondamentale, autant d’un point de vue économique que politique ou stratégique. Selon lui, ces enjeux ne transparaissent pas toujours dans le discours politique mais constituent pourtant tout autant de freins dans la coopération industrielle. A terme, il souhaite qu’une lecture commune renforcée des enjeux politiques, économiques et stratégiques des Etats viennent intensifier et multiplier les coopérations. 

En conclusion, Monsieur Goutaudier a insisté sur le fait que la coopération industrielle est avant tout un choix politique qui doit répondre à des questions simples. Qu’est-ce que l’on veut pour l’Europe ? Qu’est-ce que l’on veut avec l’Europe ? Et sommes-nous prêts à en payer le coût? Les réponses se feront au prix de l’abandon de certaines capacités au profit d’autres Etats pour renforcer cette interdépendance mutuelle. Le renforcement de cette autonomie européenne passe aussi au niveau européen par le renforcement du « Buy European Act » qui verrait les pays européens pratiquer la préférence européenne dans leur choix de consommation et viendrait renforcer inévitablement leur autonomie.  

Comité de rédaction

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