[Prix du livre SPDS 2022-2023] Compte rendu 5 : Guerres d’influence, les Etats à la conquête des esprits

Retrouvez ci-dessous le résumé et notre avis sur le cinquième ouvrage sélectionné pour le prix du livre SPDS 2022-2023.

Frédéric Charillon est professeur à l’université Clermont-Auvergne, Sciences Po, l’INSP, cofondateur et ancien président de l’Institution de recherche de l’Ecole Militaire (IRSEM). Chercheur en relations internationales, ses travaux portent principalement sur la politique étrangère française et comparée, en particulier sur les sujets de défense. Dans son ouvrage, Guerres d’influence, Les Etats à la conquête des esprits, paru en janvier 2022, il souligne que la chute de l’URSS a reconfiguré la distribution de la puissance et placé l’influence entre les Etats et organisations non-étatiques au cœur de la compétition internationale. Charillon comprend ici l’influence non pas au sens du soft power défini par Joseph Nye, qui impliquerait une coercition, ni au sens de pure propagande, lobbying ou domination. Il s’agit plutôt selon lui “pour un acteur A, faire faire à un acteur B ce qu’il n’aurait pas fait autrement, et ce sans recourir à la contrainte”, se rapprochant de la définition du smart power.

Selon l’auteur, les dynamiques d’influence et l’avènement de sociétés hyper connectées à travers les réseaux sociaux, conjugués aux guerres hybrides et identitaires, place l’individu et les mouvements sociaux – et non plus l’Etat – au cœur des relations internationales et des diplomaties d’influence. Chaque Etat, pour asseoir sa puissance, doit désormais s’adapter aux nouveaux modes de communication et développer des stratégies d’influence sur la scène internationale.

Les trois grands modèles d’influence

Les luttes d’influences s’exercent sur de multiples terrains : le politique reste l’arène d’influence, le social s’érige désormais en clé de la victoire, le cyber, symbolique, est une “nouvelle jungle”. C’est pourquoi il devient nécessaire pour les Etats de fabriquer leur influence internationale. Selon Frédéric Charillon, trois modèles peuvent être distingués.

Le modèle libéral et démocratique américain vise à “convaincre et attirer” par la mise en valeur d’un exemple de société qui structurait le système international. Convaincre tout d’abord, car les Etats employant ce modèle s’attachent à se représenter comme références en termes de liberté. Attirer ensuite, grâce à la réputation d’université d’excellence, les perspectives de carrières, de rémunérations et de réalisation de soi pour les talents et élites scientifiques. A cet égard, les Etats-Unis disposent de vastes outils que se partagent les secteurs publics et privés. Leur qualité anglophone permettent une communication d’autant plus efficace, leur Entertainment leur fait bénéficier d’une image valorisante à l’international, accroissant le Brain drain qui renforce à son tour cette diplomatie d’influence.

Le modèle impérial, incarné par la Chine, la Russie et la Turquie en est une variante plus autoritaire et déstabilisatrice. La stratégie d’influence de ces Etats est produite par l’opposition et la critique de l’influence occidentale, mue par une volonté de reconstruire le monde selon leurs valeurs. L’immixtion russe dans l’élection présidentielle américaine ou dans le référendum pour le Brexit pour affaiblir les démocraties occidentales en est le parfait exemple. Son efficacité est cependant relative : la Chine remporte plus de succès économique que politique dans sa volonté d’exporter son modèle de gouvernance autoritaire. Le Sharp power employé par la Russie n’assure pas son succès sur le théâtre ukrainien et ses recours aux cyberattaques ne suffit pas à propager son influence.

Enfin, le modèle golfique allie foi et rémunération. La dimension prosélyte, qui trouve sa source dans les solidarités communautaires, permet d’influencer le comportement des populations, dont la place est aujourd’hui déterminante dans les politiques d’influence. Les réseaux financiers développés en arrière-plan facilitent la mise en place de ces politiques mais permettent aussi d’acheter les potentielles oppositions. Les monarchies du Golfe, contrairement au modèle impérial, cherchent à dorer leur image et à masquer leur politique autoritaire.

Une Europe démunie

Mais où se situe l’Europe dans ce nouvel échiquier ? Quelle stratégie peut-elle employer pour accroître son influence ? Comme le développe un diplomate bruxellois, elle dispose d’une politique étrangère d’influence, “la perspective d’adhésion”, d’une politique de puissance, l’OTAN, et d’une stratégie de “se consacrer à sa propre prospérité”. De nombreuses opérations civiles, militaires, et de conseil ainsi que de nombreux projets et infrastructures ont été menés et financés dans ce sens par l’Europe.

Pour autant, Frédéric Charillon pointe l’inefficacité stratégique européenne. En effet, de nombreux Etats, comme l’Allemagne, restent timides dans l’emploi de stratégies d’influence, ancrées dans des connotations négatives depuis la Seconde Guerre mondiale, perçues comme des entraves à la souveraineté et synonymes d’agenda caché. Pour cela, l’Europe est davantage devenue un théâtre plutôt qu’un agent d’influence.

Face à ceci, l’auteur soutient qu’un accent porté sur la promotion des campus européens et d’un contenu culturel attractif conjugués à une présence sur les réseaux sociaux et un développement de ses think tanks permettrait à la région de combler quelques-unes de ses lacunes. Sa politique doit être plus assertive, car elle paie aujourd’hui le prix de son angélisme. La plus grande problématique semble être la suivante : l’Europe ne sait actuellement combien investir dans l’influence car elle n’a pas clairement défini ses objectifs et priorités. Sans être une fin en soi, l’influence est un moyen : « Elle ne fonctionne que si l’on sait quels intérêts on souhaite défendre et quel message on souhaite relayer ».

De son côté, la France semble se complaire dans son statut de troisième réseau diplomatique du monde malgré ses lacunes. Frédéric Charillon questionne la “Feuille de route de l’influence” publiée par le ministère des Affaires étrangères en décembre 2021, fondée sur le concept de “rayonnement”, alors que le budget alloué à la diplomatie culturelle ne cesse de diminuer.

Guerres d’influence : Trois scénarios et certitudes

Pour conclure son ouvrage, Frédéric Charillon dépeint plusieurs scénarios formulés quant aux développements des relations internationales.

Le premier serait celui du retour des sphères d’influence « à l’ancienne », mais sans intervention militaire, avec les composantes culturelles et administratives retrouvées, auxquelles s’additionnent les dimensions normative et technologique. En somme, un schéma des « mondes », avec « un monde occidental toujours américanisé, des mondes russe ou chinois retrouvés », similaire au modèle du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Le deuxième serait l’apparition de « joint ventures étatiques » comme nouveaux partenariats stratégiques, dans le cadre desquels les puissances étatiques « s’accorderaient une division du travail pour acquérir des bénéfices communs ». L’auteur anticipe ici une alliance entre la Turquie et le Qatar pour la construction de réseaux religieux, ou celle de la Chine et la Russie pour consolider leur influence en Afrique, avec, à la clé, un accès au ressources pour Pékin, et « le retour d’un statut de puissance mondiale » pour Moscou. C’est, en somme, « l’influence d’opportunité, qui reprend sur un mode plus contemporain les alliances (secrètes ou publiques) de jadis. » La troisième serait, enfin, celle d’une « multiplication des affrontements entre influences d’État et influences privées ». Ces derniers s’opposant désormais à « toute contrainte légale ou tout discipline dictée par de quelconques impératifs géopolitiques d’Etat ».

Comme démontré tout au long de son ouvrage, les relations internationales restent largement imprévisibles. Néanmoins, Frédéric Charillon clos son propos par la certitude qu’une bataille pour les valeurs va se jouer entre les démocraties libérales et les modèles politiques autoritaires. Il prédit également l’arrivée d’un monde dans lequel « l’objectivité désintéressée devient rare », dans lequel « il faudra s’interroger en permanence », et où le recul et l’esprit critique seront nécessaires à mesure que les interactions et influences se complexifient.

Notre avis 

Dans un ouvrage généraliste, accessible et richement illustré, Frédéric Charillon utilise son avant-propos pour dépeindre les transformations du système international au lendemain de la Guerre froide. L’espace consacré à la définition précise et exhaustive de l’influence est apprécié, permettant aux lecteurs néophytes de disposer des clés nécessaires pour comprendre la réflexion de l’auteur. Publié à la veille du conflit ukrainien, l’auteur a su anticiper le pivot géopolitique mondial et l’un de ses trois scénarios semble s’être déjà confirmé : la Chine et la Russie travaillent main dans la main pour consolider leur influence en Afrique et pour étendre leur pouvoir sur les territoires convoités.

Néanmoins, parmi les propositions formulées par le chercheur pour renforcer le pouvoir d’influence de l’Europe, certaines ne sont pas nouvelles. Par exemple, l’idée  de créer des synergies entre les mondes académiques européens afin de défendre les valeurs démocratiques européennes avait déjà été suggérée en décembre 2021 par Emmanuel Macron en amont de la Présidence française de l’Union européenne (PFUE). Le président français avait alors évoqué la création d’une Académie d’Europe, réunissant “des intellectuels de toutes disciplines, des vingt-sept Etats membres, pour éclairer nos débats éthiques, nos rapports aux libertés, et proposer aussi des actions et des projets culturels”. Cette proposition s’inscrit même dans une dynamique plus ancienne initiée par Emmanuel Macron avec la création du Collège du renseignement en Europe en 2019.

Rédigé par Raphaëlle Dumortier.

Comité de rédaction

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