[Prix du livre SPDS 2024-2025] Compte rendu de lecture 2 – Le jeu des ombres

Le jeu des ombres : les ingérences étrangères à ciel ouvert (2023)

Juriste de formation et titulaire d’un master 2 en Droit des technologies numériques et société de l’information, Tris Acatrinei a travaillé en tant que community manager à la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi). Elle est ensuite devenue collaboratrice parlementaire, avant de lancer en 2015 le projet Arcadie dédié à la transparence du monde parlementaire.

Dans son dernier ouvrage, Le jeu des ombres, paru en 2023 en auto-édition, la journaliste franco-roumaine présente son enquête sur les ingérences étrangères. Alors que le conflit russo-ukrainien en février 2024 a mis en lumière les opérations russes visant à déstabiliser le monde occidental, elle démontre que la France n’a pas pris la mesure de l’ampleur de la menace, pourtant prévisible.

Des ingérences assumées contre les sociétés démocratiques 

Peu connues ou mal comprises, les ingérences étrangères sont souvent confondues avec le soft power. Dans la première partie de son ouvrage, Tris Acatrinei revient ainsi sur la définition de ces concepts en insistant sur une distinction fondamentale: alors que le soft power vise à promouvoir un Etat et se traduit par une propagande positive, les ingérences étrangères émanent d’un Etat cherchant à en discréditer un autre. 

Soulignant la vulnérabilité particulière des sociétés démocratiques, la journaliste poursuit sa présentation des ingérences en détaillant les stratégies suivies par les acteurs de la menace. Elle s’attarde notamment sur la méthode dite SANSOUCI qui exploite les failles individuelles – solitude, argent, nouveauté ou encore orgueil – pour en faire des leviers de recrutement. Cependant, cette approche ne peut être efficace sans un soutien financier conséquent. La journaliste revient alors sur les mécanismes par lesquels la Russie contourne les sanctions occidentales et poursuit ses campagnes de désinformation. Celles-ci peuvent se décliner de plusieurs manières, entre création de sites internet et de comptes sur les réseaux sociaux, ou encore recours à des influenceurs. Produites par des fermes numériques, elles sont relativement faciles à mettre en place et requièrent seulement des compétences en référencement ou en segmentation des audiences.

Bien qu’elles soient antérieures à l’invasion russe en Ukraine en 2022, les ingérences étrangères ont longtemps été absentes du débat public. L’auteure déplore le peu d’études en France sur les doctrines étrangères de ses compétiteurs. Revenant sur les différents Concepts de politique étrangère de la Fédération de Russie depuis la fin de la guerre froide, elle démontre que les ingérences russes étaient prévisibles et assumées par Moscou.

Une menace devant impliquer une certaine « paranoïa » 

Tris Acatrinei revient dans les chapitres suivants sur les cibles potentielles qui ne sont pas suffisamment prises en compte en France. Elle démontre que le recrutement des collaborateurs parlementaires et l’activité des élus locaux ne sont pas assez encadrés, tout comme celles du monde académique et de la sous-traitance. S’attardant ensuite sur la sphère médiatique, elle considère que la menace ne réside pas dans la concentration des médias, qu’il faudrait relativiser, mais plutôt dans leur vulnérabilité face aux ingérences. En effet, leur indépendance et leur financement ne font l’objet que d’une surveillance superficielle par les autorités compétentes, comme l’illustre le cas du média Omerta. Par ailleurs, les chaînes d’information en continu soulèvent de véritables enjeux démocratiques en promouvant des discours binaires qui facilitent l’infiltration d’invités agissant pour le compte d’États étrangers.

Contrairement à la France qui se concentre sur le secteur industriel stratégique, le monde anglo-saxon considère quant à lui que l’ensemble de la société est vulnérable et peut être une cible. Étudiant les cas d’ingérences étrangères chinoises, russes et iraniennes au Canada et en Australie, l’auteure met notamment en lumière les pressions exercées par ces Etats sur leur diaspora et les étudiants en échange, avant d’examiner les mesures mises en place pour les prévenir. Outre le Foreign Agents Registration Act des Etats-Unis qui fait figure de référence, une approche promouvant la transparence a été activement mise en place par Ottawa et Canberra. Impliquant la société civile, un travail pédagogique est constamment mené et des commissions d’enquête, dont le périmètre est clairement délimité, permettent de mieux comprendre la nature de la menace.

Un retard français auquel il faut remédier 

Bien que des progrès aient été constatés ces dernières années, notamment concernant les ingérences économiques, la France a accumulé un retard qui s’illustre par la méconnaissance des élus sur les ingérences étrangères. Tout au long de son ouvrage, Tris Acatrinei révèle avoir été confrontée au manque d’expertise et d’intérêt des parlementaires sur cette question. Soulignant que certains d’entre eux affichent une admiration non dissimulée envers le Kremlin, elle rappelle également que la priorité accordée à la lutte antiterroriste depuis 1991, couplée à un manque de moyens budgétaires, notamment pour TRACFIN, n’ont pas permis d’apporter des réponses suffisantes face à l’agressivité croissante des compétiteurs stratégiques.

Alors que la commission d’enquête relative aux ingérences étrangères apparaissait comme un premier pas, la journaliste en dresse un bilan critique. Dénonçant son objectif initial en lien avec les intérêts d’un parti politique, le faible nombre d’auditions, ou encore la superficialité des recommandations, elle considère qu’elle n’a pas permis d’avancer sur le sujet. Si le rapport de la délégation parlementaire au renseignement de 2022 a quant à lui permis d’effectuer des progrès et a formulé des préconisations opérationnelles, il présentait également des lacunes en négligeant des acteurs essentiels comme le monde associatif, la diaspora ou l’ensemble des PME-TPE. Tris Acatrinei reconnaît toutefois que certaines évolutions ont été positives. Outre la création de VIGINUM en 2021, des travaux au Sénat ont aussi démontré qu’il était possible d’améliorer la compréhension et les réponses de la France sur ces sujets. 

Notre avis : Un ouvrage accessible permettant de découvrir la question des ingérences

Retraçant les différents modes opératoires des ingérences étrangères, aussi bien avérés que potentiels, Le jeu des ombres de Tris Acatrinei s’intéresse au retard de la France sur le sujet et esquisse des pistes de solution. L’un des points forts réside dans l’identification des lacunes françaises en termes de prévention et de sensibilisation, tout en émettant des préconisations à l’issue d’une comparaison internationale pour y remédier. Consciente des contraintes budgétaires et du précaire équilibre entre liberté et sécurité, l’auteure souligne la nécessité d’impliquer l’ensemble de la société civile et de tendre vers davantage de transparence.

Alors que le livre présente une enquête intéressante et soulève un certain nombre d’enjeux, il aurait toutefois été appréciable d’approfondir les concepts et les exemples, souvent abordés de manière trop succincte pour permettre une compréhension approfondie du sujet. L’immersion au sein des couloirs de l’Assemblée nationale reste par ailleurs limitée, les entretiens étant moins nombreux et détaillés que ce à quoi l’on pourrait s’attendre. Ce point semble toutefois se justifier par le manque d’expertise au Parlement sur le sujet, comme le regrette elle-même l’auteure. Le style accessible sera quant à lui apprécié par une partie du lectorat, même si certains pourraient préférer une approche plus formelle. Enfin, bien que le fond prévale sur la forme et que le travail d’autopublication soit à saluer, une mise en page différente pourrait fluidifier la lecture. 

En somme, bien que cette lecture doive être accompagnée d’autres ouvrages, Le Jeu des ombres constitue une porte d’entrée accessible pour les lecteurs non initiés, et notamment pour ceux qui s’intéressent aux opérations menées par le Kremlin dans le domaine de l’information.

L. R.

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